_____Joséphine_____

L’éclat rougeâtre de l’œuf se reflétait dans son iris sombre. Fascinée, Joséphine le faisait tourner entre ses petits doigts, l’inspectant sous toutes ses coutures. Perdue dans sa contemplation, elle n’entendit pas Saul arriver dans la pièce et sursauta lorsqu’il se pencha par-dessus son épaule pour observer l’objet de son ravissement à son tour.
« Qu’as-tu là ma poupée Russe ? »
Il n’y avait pas la moindre colère dans sa voix, seulement de la curiosité et ce que la petite fille reconnu comme une pointe d’amusement, de fierté.
« Un cadeau. » Répondit elle sans sourciller.
« Un cadeau dis-tu. Et de qui vient-il ? »
« De ton ami, celui avec toutes les belles choses. »
« Est-ce que mon ami te l’as donné lui-même ? »
« Non » Souffla-t-elle en faisant tourner une nouvelle fois l’œuf sur lui-même. « Mais j’en avais envie, et il avait déjà tellement de choses. Il ne lui manquera pas. »
Saul se redressa et observa la petite fille à la tignasse brune, un léger sourire sur les lèvres. Il aurait dû la réprimander, lui faire comprendre où se situait la limite entre le bien et le mal, lui expliquer que dans la vie, on ne peut pas toujours avoir tout ce que l’on veut et surtout pas se l’octroyer à sa guise. Il se contenta pourtant de flatter ses boucles épaisses et un sourire naquit sur le visage de l’enfant. Même s’ils ne partageaient aucun lien biologique, il l’aimait comme sa fille. Même si elle avait été la chair de sa chair, elle n’aurait pas été plus parfaite. Elle était là, façonnable à souhait, prédisposée à devenir la digne héritière de sa petite affaire.

_____Rosie_____

Un bras replié sous la poitrine, une coupe de champagne dans l’autre main, elle observait avec attention la toile de maître qui lui faisait face. Le carré blond au lissé baguette qui encadrait son visage lui donnait l'air studieux et légèrement snob de l'étudiante en histoire de l'art aspirante galeriste dans la peau de laquelle elle s'était glissée quelques semaines plus tôt.
« Belle pièce n'est-ce pas?»
Elle esquissa un sourire discret sans pour autant détourner les yeux de l'objet de sa contemplation. Elle savait pertinemment qui se tenait à ses côtés. Les artistes étaient tous les mêmes, assoiffés de reconnaissance.
« Intéressante effectivement. Le choix des couleurs en particulier. »
Il se tourna vers elle, visiblement flatté par son intervention et lui tendit une main amicale.
« Douglas Firth, l’homme derrière le choix des couleurs »
« Je sais oui… » Souffla-t-elle avec un sourire en lui rendant sa poignée de main.
Elle savait déjà tout de lui, de l’heure à laquelle il se levait chaque matin à la marque de son café préféré ; jusqu’au nom de sa dernière maîtresse. Elle avait étudié le personnage dans les moindres détails et comptait sur son goût prononcé pour l’alcool et les jolies blondes pour se faire introduire chez lui, sa chambre notamment où, elle le savait, un coffre-fort renfermait l’un des plus gros diamants jamais découverts. Un trésor qu’il lui fallait ajouter à son palmarès.
« En revanche, je ne crois pas avoir le plaisir de connaitre votre nom. Mademoiselle ? »
« Sheppard, Rosie Sheppard… » Annonça-t-elle avec un accent anglais absolument parfait.  
« Quelqu’un a-t-il déjà peint votre portrait Rosie ? Vous avez un regard incroyablement expressif… »
Elle accueillit cette flatterie grossière comme toute autre l’aurait fait : un gloussement discret habilement dissimulé par sa main placé à quelques centimètres de sa bouche. Un geste qui aurait aisément fait lever les yeux au ciel à Joséphine, mais qui, pour Rosie, était monnaie courante. Pathétique.

_____ Marylin_____

Son cœur se jetait contre ses côtes comme en forcené en cage. Le souffle court, elle dévalait les marches quatre à quatre, trébuchant à plusieurs reprises sans pour autant freiner sa course. Elle entendait leurs pas précipités derrière elle, les hurlements étouffés par la rage de leur patron probablement penché par-dessus la rambarde de l’escalier quelque part dans étages. Le palpitant dans les tempes, un sourire éclaira son visage lorsque ses yeux sombres se posèrent sur la porte de sortie qu’elle enfonça avec force. L’air extérieur, glacial, vivifiant, la frappa avec force lui coupant presque la respiration. Pas le temps de s’attarder. Arrachant sa perruque rousse pour libérer ses boucles brunes, elle la fourra dans la première poubelle venue avant de rabattre une capuche sombre sur ses cheveux et se fondit dans la foule, se mélangeant à la vermine grouillante des parisiens venus dépenser leurs derniers euros sur les grands boulevards à quelques jours de Noël. Marchant au rythme des badauds, elle ne broncha pas lorsque ses poursuivants la bousculèrent en passant à côtés d’elle. Au contraire, un sourire éclaira son visage lorsqu’ils l’eurent tous dépassée. Celle qu’ils cherchaient avait déjà disparu, évanouie dans la nuit. Goodbye Marylin, Welcome home Joséphine. Extirpant son téléphone jetable de sa poche, elle composa le numéro qu’elle connaissait par cœur.
«Mission accomplie…» Se contenta-t-elle d’annoncer à Saul, son ton enjoué trahissant le sourire qui fendait son visage.
« Bien joué, Wagner va être ravi. Comment était ce coffre ? »
« Un modèle de 72, j’ai eu chaud »
Le rire de Saul résonna dans le combiné, lui arrachant un sourire. C’est lui qui lui avait tout appris en matière de coffre-fort. Elle était capable d’ouvrir les modèles les plus anciens en un tour de main. Les plus récents lui donnaient plus de fil à retordre, mais rares étaient ceux qui parvenaient à lui résister.
« Tu rentres à la maison ? »
La toux de son père adoptif l’empêcha de répondre immédiatement. Les dents serrées, les yeux humides, elle l’écouta s'étouffer avec sa propre salive à l’autre bout de la ligne. Le crabe gagnait la bataille.
« Bientôt » Promit-elle avant de raccrocher.

_____Anastasia_____

« Tu ne parles jamais de toi… »
Elle soupira et se redressa sur les coudes. Les yeux posés rivés sur son épaule, Kassian y dessinait des arabesques du bout de l’index. Voilà pourquoi elle ne restait jamais très longtemps au même endroit. Elle ne voulait pas s’attacher, et encore moins qu’on s’attache à elle. Elle n’était pas à Kiev pour se faire conter fleurette ou tomber amoureuse. Il avait été une distraction agréable, mais une distraction. Tous les signes étaient là désormais. L’heure de disparaitre était venue.
« Parce qu’il n’y a rien à dire »
« Je suis sûr que c’est n’importe quoi. Dis-moi quelque chose à propos de toi que personne ne sait »
« J’ai peur de l’eau » Souffla-t-elle avec sincérité.
Ca n’était pas réellement un secret, mais maintenant que sa mère était partie, seul Saul savait à quel point l’eau pouvait l’effrayer. Voir son père mourir noyé, prisonnier de la glace l’avait laissé traumatisée. Un simple bain était en mesure de la faire paniquer, dans ses cauchemars les plus intenses, des hommes la torturaient en lui plongeant la tête sous l’eau. Cette seule pensée lui provoqua un frisson qui lui secoua l’échine. Elle avait peu de faiblesses, maîtrisait de nombreuses disciplines, était capable de mettre à terre le plus fort des colosses mais ne savait pas nager.
« Merci » souffla-t-il en se penchant pour embrasser son épaule.
La surprise dû se lire sur son visage car il laissa échapper un petit rire par lequel elle se laissa entrainer. Il était une distraction, agréable certes, mais une distraction.

_____Joey_____

Le bruit distinctif d’un pistolet qu’on arme brisa le silence. L’euphorie retomba aussitôt laissant un silence pesant s’installer dans la pièce. Bras tendu, l’arme pointée entre les deux omoplates de Nicolas, elle déglutit douloureusement lorsqu’il se retourna pour lui faire face. Elle aurait préféré ne pas avoir à le regarder droit dans les yeux. Il lui rendait les choses plus difficiles.
« Restes là où tu es Nick » Souffla-t-elle d’une voix blanche.
« A quoi tu joues Joey putain ?! »
« Ca se voit pas ? Notre petite collaboration s’arrête là chéri… Merci pour le coup de main. »
Sans le quitter des yeux, l’arme toujours fermement pointé sur son cœur, elle ramassa le sac qui contenait leur dernier butin et le glissa à son épaule. La rupture était brutale, mais c’était mieux comme ça. Saul avait besoin d’elle, de cet argent. Bien plus que Nick. Il l’oublierait.
« Je vais y aller maintenant. Si tu fais le moindre geste pour me rattraper, je te jure que j’appuierais sur la détente. »
Joey pouvait sentir sa main trembler légèrement, mais Joséphine elle, était plus déterminée que jamais. C’est elle qui menait la danse cette fois. Elles se ressemblaient tellement qu’il leur arrivait de se confondre parfois, probablement parce que Joséphine incarnait Joey depuis trop longtemps désormais. La fine limite entre les deux personnages était devenue poreuse, quasi invisible. A force de jouer à être une autre, elle s’était perdue elle-même. Il était temps pour Joey de disparaitre.

_____Joséphine_____

Debout devant la terre fraichement remuée de la tombe encore anonyme, dents et poings serrées, Joséphine retenait ses larmes. Elle était arrivée trop tard. Pas pour dire au revoir, mais pour le sauver. Il lui avait toujours répété que l'argent ne faisait pas le bonheur. C'est probablement pour cette raison que malgré les sommes astronomiques qu'il avait amassé autrefois en contrefaisant les plus belles oeuvres d'art au monde, Saul Feldown avait toujours vécu chichement dans son petit atelier à Prague. Toute la fortune du monde, la sienne comme celle de Joséphine, n'avait pas suffit à empêcher le cancer de l'emporter. Riche ou pauvre, la mort et la maladie elles ne faisaient pas de différence.

Ma poupée Russe,

Si tu lis ces mots, c'est que je ne suis plus de ce monde. Ne me pleure pas Matriochka. Toi aussi un jour, après avoir vécu mille vies, tu accueillera la mort comme une vieille amie.

Ma Joséphine, tu es ma plus belle oeuvre, ma plus grande réussite. J'ai fait de toi ma contrefaçon la plus aboutie. Si tu savais comme je le regrette. Je t'ai tenue éloignée du monde. Tu as construit des histoires qui ne sont pas les tiennes mais celles des autres. Prend le temps de vivre pour toi ma chérie, sort de l'ombre et croit en plein soleil.

Je t'aime,

Saul

Elle resserra la prise sur la lettre enfermé dans son poing et renifla une dernière fois. Plongeant la main droite dans sa poche, elle en sortit l'oeuf de Fabergé que Saul avait conservé toutes ces années. Il se trompait. Les vols, l'adrénaline, le danger; Tout ça, c'était elle.