Mon deuxième prénom, c'est Marilyn.
Mais vous vous en foutez sûrement, et je peux le comprendre. Ça ne change rien à votre vie, comme ça n'a rien changé à la mienne. Pourtant, quand ma mère me l'a donné, elle était persuadée pour je-ne-sais-quelle-raison que ça aurait une influence, une incidence. Comme si m'appeler d'une certaine façon déterminerait non seulement mes choix, mais surtout ma chance, mes opportunités, mais aussi le regard des autres sur moi. Ça n'a jamais marché. Elle garde pourtant encore l'espoir de me voir faire des grandes choses quand elle pose son regard bleu sur moi et ses lèvres carminées sur ma joue. Elle me souhaite, chaque fois qu'elle me regarde et qu'elle redessine les courbes de ma mâchoire, de trouver cette opportunité que j'attends, oui, mais qu'elle attend plus encore ; celle de ne pas passer le reste de ma vie ici, à attendre avec mon plateau sous le bras, croupissant dans un dinner, la chance de quitter Liberty. Ça a toujours eu une ironie grinçante pour elle, pour moi aussi, le nom de cette ville. Liberty. Et puis quoi encore. Ma mère rêve pour moi ces histoires fantastiques qu'elle s'imaginait avant pour elle, quand elle se retrouvait à ma place, bossant au même endroit, arborant le même visage, les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux bleus, et faisant papillonner de la même façon ses cils pour quelques dollars en plus à glisser dans la poche de son short, son jean ou sa jupe, parce que les jolies filles attirent les pourboires et les convoitises. Elle fantasme pour moi une vie que je ne pourrais pas atteindre, au bras d'un homme qui m'aimerait, me chouchouterait, me ferait vivre toutes les grandes choses qu'elle tente de connaître par procuration dans ses magazines ou derrière l'écran de sa télévision, où elle préfère m'imaginer plutôt que derrière le comptoir du restaurant. Elle me voit dans des robes élégantes, à faire claquer mes talons plus hauts que le Q.I. de ceux qu'elle méprise sur les plus grands boulevards, connaître le décalage horaire de continent en continent, sans jamais manquer de rien d'autre que d'elle, qui attend toujours dans ses pensées que je revienne avec les petits-enfants que je pourrais lui donner. Et moi je la laisse faire, parce que je n'ai rien de mieux à lui offrir. Parce que je sais que je ne partirai pas d'ici.

« Billie, y a une table en attente, bouge toi. » La blonde ne relève pas la tête de son téléphone, cambrée au-dessus du comptoir, la mâchoire tenue par ses mains aux doigts manucurés de la veille. Bob en a marre, et ne manque pas de traduire par un soupir exagérément bruyant qui, lui non plus, ne parvient pas à lui faire lever les yeux vers lui. Seul le plateau qui claque sur le comptoir la fait sursauter et redresser son dos, replaçant une mèche derrière son oreille. « Ton petit cul te sauvera pas la mise toute ta vie, alors du nerf et va servir. Et range-moi ça, merde. » Roulant des yeux en la voyant froncer le bout de son nez et la tête de ses sourcils dans un mécontentement qu'il connaît maintenant par cœur, il ne prend pas la peine de rajouter quoi que ce soit et repasse la porte qui mène à son bureau, la laissant se démerder avec la commande à prendre. Elle secoue la tête. Abruti. Il y a des jours comme ça où elle ne le supporte plus et où l'envie de lui cracher à la gueule se fait des plus présente. Glissant ses doigts à ses lèvres pour récupérer le chewing-gum qu'elle rumine depuis une bonne heure pour le coller sous le comptoir, Billie attrape son carnet, récupère son stylo de derrière son oreille et, replaçant rapidement son haut et venant tirailler ses lèvres du bout des dents pour leur donner une couleur un peu plus rougie, s'avance avec un sourire qui, étonnamment, n'est pas si forcé qu'on pourrait le croire. Son regard brille un peu plus lorsqu'elle arrive au niveau de la table, se rapprochant d'un des bords et regardant ses occupants tour à tour, s'attardant un peu plus sur l'un en particulier. « Je peux prendre votre commande ? » C'est dans ses yeux à lui qu'elle se perd, vers lui qu'elle commence à faire trembler un peu plus ses cils, et s'humecte les lèvres. Ça le fait sourire de là où il est. Évidemment qu'il sait qu'il a un ticket, comme elle le sait elle aussi. La mine de son stylo griffonne distraitement sur sa feuille et, d'un point, elle marque la fin de la commande, une fois chaque plat énoncé. Son sourire s'agrandit. « Je vous apporte ça. » Sa voix, un peu plus grave que la moyenne, se fait un peu chantante. Elle lance un clin d'œil à l'un des intéressés, fait un demi-tour sur elle-même pour rejoindre les cuisines.