[a lot on my mind]



(UN) Jude et Nolan ce sont pas des jumeaux comme les autres. Du moins, Nolan, ça le fait bien marrer les reportages qui prouvent que les jumeaux sont liés par une connexion spéciale. Le truc spécial qu'il puisse ressentir contre son frère, c'est de la haine. Une fichue colère qui te brûle de l'intérieur, qui te défonce plus que tout mais que tu laisses pas sortir par peur de voir les dégâts. Il est considéré comme l'idiot Nolan, comme l'inutile des deux, celui qui s'écrase et qui se laisse faire mais il fait rien d'plus que tout emmagasiner et le jour où tout explosera, cela fera mal. On pourra plus jamais le récupérer, plus comme avant. C'est triste à dire mais il aurait aimé être seul. Il en peut plus, lui, de devoir tout partager avec ce frère magnétique : le ventre de sa mère, l'amour de ses parents, la tendresse des filles, l'attention de son meilleur ami. Nolan sait qu'il finira seul, lorsque la tornade Jude lui aura tout volé et qu'il lui restera plus que ses vaches pour survivre.
(DEUX) Tout le monde pense que tout est acquis avec Nolan, c'est pour ça que personne fait des efforts avec lui. Petit, ses parents l'oubliaient parce que son frère faisait des conneries et qu'il fallait prendre soin de lui. Les filles regardaient son frère parce qu'il était le vilain garçon et que lui ne faisait rien de tout ça, qu'une fois la fin des cours, il rentrait chez lui tête baissée. Faut être salaud pour être aimé, faut tout casser pour qu'on te donne quelque chose. Faut être fou pour avoir de la valeur. Le silence, ça fait rêver personne, surtout pas les meufs. A douze ans, il a sauté dans la rivière en plein hiver parce qu'il était à bout. Les voisins l'ont retrouvé quelques heures plus tard, en hypothermie, les lèvres violettes et la peau pâle. Ses parents avaient même pas remarqué son absence. En rentrant de l'hôpital, personne n'a plus jamais parlé de cet incident ; comme si ce passage n'avait existé. On l'a foutu sous silence, le cachant à Jude et Emerson comme si c'était une honte. C'est ce jour-là que Nolan a compris que sa vie aurait toujours moins d'importance que celle de son frère. Ce jour-là qu'il s'est renfermé au point de devenir une pelote de haine, dissimulée sous des couches de pseudo sympathie.
(TROIS) Il oublie souvent Nolan. Il oublie de prendre soin de lui, de se raser, de se nourrir, de nettoyer ses vêtements. Il oublie de vivre parce qu'il a passé toute sa vie à s'occuper des autres. Il est usé jusqu'à la moelle le jumeau. Ses vaches passent avant lui. Quand c'est pas ses vaches, ce sont ses parents. Quand ce ne sont pas ses parents, c'est Emerson. Quand c'est pas Emerson bah y a toujours Jude pour venir le stresser et lui faire du mal. Ses vêtements sont toujours recouvert de poils parce qu'il dort avec son chien, se promène avec son chien, parle à son chien, travaille avec son chien. Alto qu'il s'appelle. Un border collie de trois ans qu'il a récupéré dans la ferme voisine. Ce clébard là est devenu son ombre, une véritable éponge à sentiments qui l'aide à pas se sentir trop seul. Parce que c'est comme ça que ça se passe avec Nolan : il se sent toujours seul, même lorsqu'il est entouré.
(QUATRE) Depuis qu'il est adolescent, Nolan va à la chasse. Avant il y allait avec son père puis celui-ci est devenu trop vieux alors maintenant, il y va seul. Parfois, il lui arrive de prendre sa tente et de partir le week-end en pleine nature. Quand il chasse pas, monsieur pêche, ça le détend à ce qu'il paraît. Souvent il ramène rien parce qu'il mange les poissons sur place, après s'être fait un petit feu de camp au milieu de nulle part. Les forêts, les montagnes, les espèces d'animaux et de plantes, tout cela n'a plus aucun secret pour Nolan. Môme, il aurait aimé devenir garde forestier mais il est bloqué dans le purin des vaches, on a transformé ses rêves en steaks.
(CINQ) Blanche cette sale conne, il l'aime depuis qu'il est en âge de regarder les filles. Il était haut comme trois pommes qu'il en était déjà dingue. Mais les filles, elles veulent pas d'un homme comme Nolan, non, elles ont besoin de caractère, de charisme, de quelque chose de puissant ; pas du sale con de fermier du coin. C'est pour ça qu'elle est tombée folle amoureuse de Jude, oubliant alors l'existence d'un Nolan au cœur brisé. Personne a jamais vraiment capté ces regards qu'il lui lançait. Nolan, il est con, il se contente d'être son ami l'écoute se plaindre de Jude et d'autres conneries. Il aimerait lui dire qu'il s'en fout parfois mais il est pas assez méchant pour ça. Il est celui qu'elle appelle lorsqu'elle est saoul et qu'elle a peur de rentrer en voiture. Il est le messager entre eux lorsqu'ils s'engueulent, aussi. Il est celui à qui elle demande des tâches ingrates comme entretenir la pelouse ou vérifier sa plomberie. C'est peut-être obscène quand on y pense mais non, il a jamais rien touché d'autres que la tuyauterie de sa cuisine. La cinquième roue du carrosse, quoi.
(SIX) Emerson c'est le seul ami qu'il a et qu'il a toujours eu. Ce type là sait tout de Nolan (ou presque). Et même s'ils leur arrivent de plus trop se parler, ils peuvent compter l'un sur l'autre. C'est difficile d'être ami avec le clone de Jude parce que c'est impossible de l'aimer autant que l'original. Nolan, c'est peut-être le meilleur ami d'Em mais il sait aussi qu'il finira par tomber dans le caniveau des oubliettes. Il a vu, comment son ami pouvait regarder Jude. Il sait, qu'il finira un jour ou l'autre par céder et oublier leur amitié. Nolan a jamais rien dit là-dessus préférant garder sa tristesse chronique pour lui. Les amis, ce sont pas des trucs éternels, c'est même la pire relation qu'il puisse arriver. Y a pas de règles en amitié qui disent 't'as pas le droit de me laisser', pas de règles qui te donnent le droit d'être jaloux aussi. C'est tellement ingrat comme relation que Nolan aimerait parfois tout laisser tomber mais il y arrive pas. Pas encore. Il a besoin d'Emerson même si ça lui arrache la gueule de se l'avouer.
(SEPT) Il laissera jamais tomber Jude. Non, bien sûr que non. C'est pas parce qu'il le déteste que Nolan le laissera un jour dans sa merde (même si l'envie lui en manque pas). C'est peut-être dur de se dire qu'il a un cœur mais pourtant il est bien là, caché sous des couches de déceptions, de frustrations et d'invisibilité. S'il pouvait avoir un super pouvoir, Nolan, ce serait ça : l'invisibilité parce que ça lui changerait pas trop de d'habitude. Personne le voit jamais. La discrétion chez lui, c'est plus qu'une attitude, c'est une religion. L'opposé de Jude qui attire tous les regards partout où il passe. Le soleil et la lune, il a fallu que ça tombe sur lui, d'être l'astre de nuit, celui à qui on pense quand on arrive pas à dormir et qu'on se sent un peu seul.
(HUIT) Il le dit pas mais il boit beaucoup ces derniers temps, tellement qu'il lui arrive de pas pouvoir rejoindre son lit et de dormir à même le foin, au milieu des vaches. Au petit matin, Nolan se réveille avec les yeux rouges et les joues irritées parce qu'il est allergique à la paille et autres conneries volatiles. Heureusement, son corps est résistant au degrés sinon il finirait dans un coma éthylique parfois.
(NEUF) Il écoute Supertramp du soir au matin, en travaillant, dans sa chambre, dans sa voiture. Tout le temps. Nolan a tous les albums et même un vieux t shirt datant de sa jeunesse qu'il garde bien au chaud et sort de temps en temps, même s'il lui serre un peu. Supertramp, ça l'aide à s'évader sans avoir à payer un seul centime.
(DIX) Est-ce que t'es heureux Nolan ? Je le répète, est-ce que tu es heureux ? Tu sais pas ?
Comment ça t'en sais rien.
Bien sûr que non tu sais pas. Comment on peut savoir si on est heureux quand on l'a jamais vraiment été ? Quand toute ta vie s'est démerdée pour être aussi pourrie que ces chaussures que tu changes jamais.

Il la voit, dans le jardin, sourire aux lèvres, cheveux tombant en cascade sur ses épaules.
Blanche allongée sur sa chaise de jardin. Nolan dans la cuisine.
Y a leurs mômes qui rigolent à courir autour de la table. La fille ressemble à Maman, les mêmes yeux, sa bouche aussi mais le menton de Nolan. Le second, un fils, toujours les yeux de Maman et le caractère de Jude, à leur plus grand désespoir ; une véritable boule de nerfs qui martyrise sa sœur en riant.
Aujourd'hui, il fait beau alors Nolan a décidé de préparer un panier de sandwichs et de fruits.
Cela doit faire un mois qu'ils ont plus vu un dimanche ensoleillé alors ils ont sauté sur l'occasion. Terminé les après-midi canapé à regarder des films en chaussettes, un plaid étalé sur les genoux et Alto couché sous un coin de table.
Blanche entre dans la cuisine, son cœur s'emballe. Le colosse te terrassait n'importe quels monstres mais une Blanche à ses côtés, ça suffit à le rendre plus vulnérable que jamais.
Il se souvient encore, l'odeur de rose et de renfermé de l'église, la voix du prêtre, Emerson en costume (son témoin), ses parents au premier rang et Jude encore perdu dieu sait où. Le regard visé vers la grande porte d'entrée, elle était venue jusqu'à lui, longue robe tombant jusqu'au sol, blanche et satinée.
Son mariage, sans aucun doute le plus beau jour de sa vie.
C'était comme être dans un film, plus beau que n'importe quelle scène de cinéma.
Trois mois après ils sont partis.
Loin de Jude, loin d'Emerson, loin de la ferme.
Ils se sont installés dans une grande maison en bord de mer parce que c'est la promesse qu'il lui avait faite.
La famille, ils vont la voir une semaine par an, deux maximum. Une fois pour les fêtes, une autre pour les anniversaires et la dernière par courtoisie. Ils y restent jamais bien longtemps parce que là-bas, Blanche s'ennuie et que les mômes veulent retrouver leurs amis. Les vaches c'est bien mais pas autant que les virées à trottinette autour de la maison.
Blanche qui lui murmure un je t'aime.
Les enfants qui se précipitent dans le garage pour attraper leurs raquettes de tennis.
Un dimanche ensoleillé en famille (celle qu'il a fondé, pas celle dans laquelle il est tombé par hasard à sa naissance) c'est ce qui ressemble de plus près au paradis.

Mais allez, réveille-toi, tarte molle, ça n'arrivera jamais.