[a lot on my mind]
Etre Lukas. C'est vouloir toujours que tout soit harmonieux, que tout fonctionne, que tout le monde aille bien, veiller à tout, tout le temps. C'est s'épanouir dans son métier, à transmettre. C'est redouter et s'agacer de n'être pas entendu, de ne rien pouvoir faire. C'est aimer les longues discussions et les confessions, sur un canapé moelleux lors d'une froide nuit d'hiver. C'est paraître aux yeux de tout le monde constamment énergique et enthousiaste, mais redouter cet instant de doute qu'accompagne une solitude passagère. Passer son temps à s'intéresser à autrui, à pousser autrui à faire de son mieux, l'air assuré et stable en repoussant en soi rancœur et hésitation ; pour se retrouver soudainement brisé en deux par la colère, l'obsession. C'est être esclave de la reconnaissance des autres pour exister, et aller jusqu'à la leur extraire par égoïsme. C'est être très ponctuel et aimer le café au lait. Aimer lire des biographies de gens connus et marcher dans les bois. Avoir de hautes valeurs morales et se dresser contre l'injustice et la corruption, contre l'ignorance ou les approximations, même à ses dépens. C'est apprécier vivre à Liberty parce qu'on connaît tout le monde, parce que c'est petit, parce qu'en apparence on risque moins le danger ou le chamboulement soudain, parce que l'anonymat est une arme plutôt qu'un refuge. C'est voir le passé des hommes comme une immensité de causes et d'effets où rien n'est jamais blanc, mais surtout où rien n'est jamais noir, et éprouver une tendresse envers ceux qu'il a oublié, effacé, autant qu'une fascination pour ceux qu'il a pu élever à l'éternité. Toujours faire fi des fausses modesties, être particulièrement alaise pour parler en public et préférer les chiens aux chats ainsi que la vanille au chocolat. Vous aider à voir clair en vous-même beaucoup plus que ne voyez clair en lui.

Etre Lukas c'est être le feu vivant dans l'âtre, qui chauffe et réconforte un foyer entier, crée convivialité et sérénité, joie, tout en étant à la fois cette menace perpétuelle, silencieuse et discrète, de l'incendie.

Lukas se souvenait très bien du jour de son arrivée à Liberty. Du camion de déménagement dont l'intérieur sentait un peu le moisi, du temps gris et brumeux qui donnait à leur nouvelle maison un air un peu fantomatique et bizarre, de maman avec de grosses poches sous les yeux, du voisin moustachu qui leur avait dit bonjour bienvenue en ville, et de son chien avec de grandes oreilles très douces. Il se souvenait avant toute chose avoir partagé avec maman une pizza à la merguez, assis directement sur la moquette grise du salon encore vide. Il y avait beaucoup d'écho alors il criait des trucs parce que ça l'amusait, des noms de personnages de dessins animés et des phrases idiotes. Maman le regardait avec le typique sourire doux mais fané de la récente mère célibataire qui se demande si elle a bien fait, si elle fera bien un jour. Bref, c'était cette journée, personnelle certes mais finalement tellement générique.

Personnels mais génériques étaient aussi les souvenirs de ses weekends avec son père, passés tantôt au zoo, à l'aquarium, à la fête foraine, pleins de junk food, de mauvais blockbusters et d'incompréhension. Très vite, il avait préféré passer le week-end avec ses amis. Quelque chose ne coulait pas entre le père et son fils, quelque chose qui avait à voir avec le fait que maman passait ses soirées à lire des romans avec une tasse de thé tandis que papa lui rentrait chaque soir pour entendre les rires d'un puis deux enfants, pour passer ses doigts contre la hanche d'une brune aux jolies pommettes. Ils ne furent jamais vraiment proches. A chaque Noël, Lukas reçoit la photo un peu gênante de quatre inconnus portant des bonnets rouge et blanc, devenant de plus en plus vieux, dont un lui ressemble de manière troublante, accompagnée de la mention "Tous nos vœux de bonheur." couleur candy cane. Généralement, il la regarde une minute, le temps de marcher jusqu'à la poubelle. Terriblement générique, je vous aurais prévenu.

Parmi les jours dont il se souvenait très bien, il y avait aussi le soir de sa première fête au lycée. Il pouvait encore sentir l'odeur de la cigarette et le bruits des discussions couvrant presque celui de la musique de cette euphorie nocturne, des accès de rire imprévisibles que lui causaient l'alcool et du tissu satiné du haut de la blonde qu'il aidait à vomir. De ce baiser volatile qu'une certaine Emmy lui vola au détour d'une danse et qui lui fit, pendant quelques secondes peut-être, espérer l'étincelle du désir quand il n'y avait là qu'une fatale absence de désir. Le désir était bel et bien venu ce jour, mais une heure plus tard, dans la pièce d'a-côté, de voir ce garçon grand aux yeux sombres étreindre la blonde et de vouloir être à sa place, à elle. Il se souvenait avoir passé la fin de la soirée sur le toit à refaire le monde avec une amie sûrement des plus sympathiques dont il avait oublié jusqu'au nom aujourd'hui.

Il y avait aussi ce jour où, dans un parking quasi-désert, il avait ouvert son cœur pour la première fois à un garçon plus vieux, aux yeux verts, premier amant, depuis quelques semaines seulement. Son amour absolu, pur, indéfectible, lancé à un visage gris et dubitatif assez lassé de ce genre de lien absurde et inutile. C'était non, et de toute façon il couchait déjà avec quelqu'un d'autre et en avait marre des gamins. Après cela rentrer les pieds traînants, par les bois, en se demandant ce qu'on a fait, pourquoi on l'a fait, et en ayant déjà envie de perdre courage en l'amour. Il se souvenait s'être couché dans les pleurs directement en rentrant, et aussi qu'il avait dit à sa mère qu'il était juste un peu fatigué à cause de l'école, parce qu'il ne voulait surtout pas l'embêter. Ce soir-là, et comme beaucoup de soirs des longs mois qui suivirent, il se rejoua perpétuellement le film dans sa tête en essayant de trouver ce qu'il avait manqué, ce qu'il avait mal fait, le terrible endroit de la faille. Parfois il ne trouvait rien et parfois il trouvait un million de raisons. C'était là des amours adolescentes dans toute leur banalité, mais qui, en posant leur pied dans une empreinte déjà profonde de son caractère, l'avaient creusée jusqu'à former un petit volcan au cœur de feu.

Presque toutes les journées étaient claires ensuite, familières tout du moins. Celles des premiers cours à l'université et leur foule de visages, d'informations, de mots ; de la drastique coexistence des soirs à bûcher à la lumière d'une lampe et des soirs à s'oublier dans la musique trop forte et les corps en mouvement. Ces journées qui avaient vu sa rencontre avec cet être ravagé par la tristesse et la rage qu'une force mystérieuse faisait tenir sur ses jambes, dont il avait tout de suite aimé la sensibilité et la conviction. Il s'était vite fait indispensable comme moyen de s'assurer que rien, cette fois ci, ne pourrait lui échapper des mains. Des matins caressants, enveloppants, parfois un peu trop légers, des soirs plus ternes de l'épanchement et du doute mais se réconfortant dans la chaleur de l'amour naissant. De la journée de la remise de diplôme qui sentait l'herbe verte. Puis des premières journées routinières de l'amour, des après-midi et soirs des rires entre amis et aussi des dimanches à préparer des cours et des lundi, mardi, mercredi et vendredi à les donner. Dire que cela était tout aussi générique que ce qui avait précédé aurait été faux, pourtant. Car il y avait ces journées où la peur de tout perdre réveillait quelque chose de rouge et de palpitant, car il y avait ces journées où il ne se reconnaissait plus, et celles-là même étaient loin d'être encore celles qui verraient l'éruption fatidique du volcan.