« julia dream,
dreamboat queen »

Qu'est ce qu'elle connait de cette ville ? Qu'est ce qu'elle sait de cette vie ? Regarde-là, qui croit savoir, qui croit comprendre, ce que c'est que de grandir, ce que veut dire la vie ici. Pourtant, elle vient d'arriver. Elle sort d'années d’inhibition, à se tisser un cocon qui lui tiendrait bien chaud l'hiver, qui la protégerait les soirs de tempête. Elle n'a jamais rien vu du monde qui l'entourait, jamais rien fait de ses dix doigts. Regarde, comme ses mains sont lisses, comme sa peau est propre, comme ses ongles sont droits. Ses mains de passive, de rêveuse entêtée à rêver d'avantage et à vivre bien moins. On lui a dit, on lui a répété, depuis qu'elle est toute petite, minuscule comme un rien. Depuis qu'elle a su tenir sur ses jambes de pantin, qui se tordent dans tous les sens encore aujourd'hui, elle a collé  ses mains au carreau, elle a laissé ses cils battre tout contre la vitre, et elle a regardé la vie passer, s'émerveillant devant la vitesse à laquelle les choses et les gens changent, à laquelle tout disparaît. Les yeux grands ouverts, à regarder la neige fondre, les fleurs faner, les arbres fleurir, les enfants grandir, les familles voler en éclats et se reconstruire à leur manière. Mais se sentant toujours extérieure à ces choses là, extérieure à l'existence qui suivait son cours au dehors. Elle voit encore ses parents, sa mère surtout, s'inquiéter de cette enfant qui n'a goût à rien. Elle ne rit pas, elle ne joue pas, elle ne pleure presque jamais. Elle ne dit jamais "je t'aime", et on se demandait, quand elle eut atteint l'age où les enfants commencent à parler, si elle prononcerait jamais un seul mot, où si elle garderait son air hébété, si elle demeurerait mutique, pour toujours. Elle était trop petite pour se souvenir, aujourd'hui, de ce qu'ils disaient, les adultes. Mais, et peut-être qu'elle se fait des idées, elle a toujours en tête leur air consterné. Elle a l'impression de se souvenir de la lèvre tremblante de maman, la lèvre inférieure, et de ses yeux globuleux, ne ratant jamais une occasion de s'emplir de larmes. Larmes que Nya n'a jamais su comprendre, vraiment. Pourquoi toutes ces larmes, qui s'écrasent dans des mouchoirs blancs, ou qui finissent par goutter de son menton ? Pourquoi toute cette inquiétude, à s'en bouffer les ongles, la peau, à avoir le goût de sang au fond de la bouche ? Elle n'a jamais compris ce qu'elle faisait de mal, ou justement, ce qu'elle ne faisait pas. Elle a passé sa vie à vivre dans des échos. A ne connaître que l'existence qu'elle voyait. Sa mémoire est faite de fragments, de fragments de la vie des autres, de la voisine qui va au travail, des voisins qui ont eu un bébé, de la factrice qui est la même depuis des années, qui passe tous les jours à heure régulière, sauf le dimanche et sauf les jours de neige. Ces souvenirs ne sont pas siens. Elle a toujours été en constant décalage, à côté du chemin, sur le trottoir d'une vie qui aurait pu, sans aucun doute, être plus belle, plus palpitante, plus particulière. Sans jamais, pourtant, s'en vouloir de passer à côté de cette vie-là, sans jamais en être particulièrement malheureuse, ni sans jamais subir son existence monotone.    

« leave but don't
leave me »

Sa mère l'a chassée. Elle lui a dit « Pars. », et Nya a simplement répondu « D'accord. ». Peut-être attendait-elle des promesses, des pardons, mais il n'y en pas eu. Il n'y pas non plus eu de larmes, de cris. Nya a juste quitté son poste d'observation de ce monde qui n'était pas le sien, et elle est montée à l'étage, chose qu'elle ne fait d'habitude que le soir, à minuit, quand la nuit est déjà tombée depuis longtemps et qu'elle a eu suffisamment de temps pour l'observer dormir. Elle a fait son sac, sans savoir trop quoi emporter. Qu'est-ce qu'on emporte quand on part pour toujours ? Parce qu'elle savait qu'elle ne reviendrait jamais, qu'elle n’appellerait pas, qu'elle n'enverrait pas de cartes. Elle disparaîtrait tout simplement, comme une fumée qui se dissipe, comme une buée qui s'évapore. De toute manière, il n'y avait que sa mère ici, papa n'était même plus là. Alors, elle a pris quelques vêtements, son argent, sa petite horloge dont le tic-tac la rassurait. Elle a rempli une trousse de toilette, elle a pris un livre qu'elle aimait bien, et ses jumelles. Elle a pris un carnet de l'étagère, un stylo, qui ne lui serviraient peut-être jamais mais dont la présence était rassurante. Elle s'est demandée si elle devait prendre une photo de sa famille, puis s'est souvenue que vraiment, ils n'étaient pas grand chose pour elle. Maman, ses larmes et ses mouchoirs brodés. Papa et ses silences, les vides qu'il a laissés dans la maison, dans son côté de l'armoire, et puis sa nouvelle vie sans elles. Elle n'a pas pris de photo. Elle a fermé son sac, et elle est redescendue. Sa mère n'avait pas bougé, avait les yeux hagards de quelqu'un qui n'a plus grand chose. Nya ne savait pas vraiment quoi lui dire, elle n'avait jamais vraiment su. Elle savait qu'elle n'avait pas été la fille que sa mère aurait voulu avoir, mais elle n'y pouvait rien. « Au revoir. » Elle a enfilé son manteau, ses chaussures, et elle est sortie. Le monde était plus beau de derrière la fenêtre, et le chien du voisin d'en face allait lui manquer. Elle est rentrée de nouveau. « Tu peux m'emmener à la gare ? »

« the great
escape »

La voilà maintenant dans une ville de fous, à rebondir entre les cris, à sauter à pieds joints au dessus des mégots qu'on écrase du bout de son talon. Sans vraiment savoir de quoi sera fait demain, ici, à Liberty. Sans argent, sans souvenirs, sans personne. Sans savoir quoi faire, tout en ayant le sentiment de maîtriser son futur, de maîtriser cette nouvelle vie qui s'offre à elle. La niaise, la naïve a un tout nouveau monde à découvrir, de nouveaux miroirs dans lesquels se perdre, de nouvelles histoires où se laisser mourir. Il lui faut disparaître dans de nouveaux mensonges.