Journée éreintante. Aussi éprouvante que d’ordinaire. Pourtant, avant de finir dans la construction, ici, dans un espoir de gagner quelques billets, ton précédent boulot n’était lui même pas très calme. Mais c’était davantage l’adrénaline, que la force brute dont tu te sers chaque jour sur les chantiers. Ça t’épuise, ça ne te plait guère, mais tu sais que tu fais ça pour la bonne cause. Pour réussir à avoir suffisamment d’argent pour négocier un prêt et l’achat d’une maison pour ta gamine et toi. C’est tout ce qui compte. Vous offrir un véritable lieu de vie décent, dans lequel tu pourras la voir grandir.
Déposant ton matériel, tu quittes donc le chantier sur lequel tu bosses en ce moment, veste jetée en vrac sur ton épaule, lunette de soleil sur le nez. Ta tenue tâchée de quelques traces de peintures, de béton et de poussière. Tu n’as qu’une idée en tête, te diriger vers le tabac le plus proche, histoire d’acheter un nouveau paquet de clopes. Addiction au tabac, à l’alcool, à de nombreux vices qui pourrissent un peu plus chaque jour ton existence. Même si tu sembles renaître depuis quelques jours seulement, tu n’en demeures pas moins bouffer jusqu’à la moelle par de trop mauvaises habitudes inscrites dans ta chair au fil du temps. Des années et surtout, de ta potentielle dépression.

Alors récupérant ta moto, tu files en ville, te garant devant le petit commerce de proximité pour y acheter quelques clopes et deux trois sucreries pour ta gamine. Rien de bien fantastique, mais quitte à te déplacer pour toi, tu penses toujours à cette peinture tête brune qui apporte chaque jour un peu de soleil dans ta pitoyable existence. Fourrant les bonbons dans la poche de ton jean, à peine passé le pas de la porte du tabac, tu récupères une clope pour l’allumer en deux temps trois mouvements et savourer la bouffée de nicotine qui vient immédiatement polluer tes poumons. Tu te cales un peu sur le côté, détaillant les gens qui passent, observant l’activité qui règne dans cette partie pas forcément bien fréquentée de Liberty. Mais tu n’es pas homme des beaux quartiers. Tu n’as pas les moyens et au-delàs de ça, tu te sens davantage à ta place ici, du côté populaire voir dangereux du coin. Même si en soit, tu ne crains rien ni personne. Foutue témérité qui t’a déjà attiré de nombreux ennuies. Tu expires une nouvelle bouffée de fumée, détendant tes muscles endoloris par les heures de travail sous un soleil de plomb, à soulever béton et parpaing par la seule force de tes bras. Tout ton corps te lance et tu ne commences à songer qu’à une chose, rentrer chez toi pour embrasser ta gamine et prendre une douche brûlante, bien que trop courte. Limitée par ton lieu de vie sommaire. Tu soupires longuement, venant te pincer l’arête du nez et frotter un instant tes yeux pour te remettre les esprits en place et chasser un peu la fatigue de la journée. C’est là que tu la remarques, la plantureuse brune qui s’approche de toi. Ou peut être simplement de l’entrée du tabac ? Elle semble jurer un peu dans le paysage. Trop propre, trop charismatique. Tu ne peux t’empêcher de la détailler du regard, discrètement. Tu as beau être fraichement amoureux, être un sauvage méfiant qui ne se laisse guère approcher, un jeu de regards n’a jamais tué personne.
Tu expires une nouvelle bouffée de fumée avant de comprendre qu’en réalité, elle se dirige bel et bien vers toi. Mais tu ne fais ni ne dis rien. Tu attends, silencieux, concentrer sur le tabac qui parcourt ton corps, que tu expires longuement. Tu n’es pas homme sociable à briser la glace trop vite.

Un peu sauvage, comme à ton habitude. Un peu sur la défensive, aussi. Bête qui ne fait confiance qu’à pratiquement personne. Seules quelques âmes privilégiées ont réussi à percer la carapace pour s’y engouffrer et s’installer dans le cœur du monstre de colère, bien trop souvent dévoré par les remords et une dépression palpable. Même si depuis quelques temps, ta vie semble prendre un autre tournant, tu n’en demeures pas moins fidèle à toi même, lorsqu’il s’agit d’un nouveau visage. Même si ce dernier est en réalité une plantureuse créature aux lèvres carmin. Tu la détailles du regard, alors qu’elle s’approche, d’une démarche chaloupée. Qu’elle arrive à ton niveau pour finalement te demander du feu. Tu la regarde caler sa cigarette entre ses lèvres, avant que tu ne brandisses ton briquet pour ensuite le ranger dans ta poche. « Pas d’quoi » Maugrée-tu, d’un ton un brin froid. La politesse, ça te passe au dessus, mais tu as conservé quelques bonnes manières, malgré les années d’errances. Malgré la perte de tes repères et de la vocation de ta vie. Vie à laquelle tu t’efforces de trouver de nouveau un sens. Chose qui n’est guère aisé.
Tu ne sais pas si elle est réellement venue vers toi pour du feu, ou s’il s’agit là d’une technique de drague quelconque, pour peu que ton air bourru et froid puisse encore plaire. Cependant, tu ne tardes pas à deviner qu’effectivement, elle souhaite faire la conversation. Rien n’indique réellement qu’elle est là dans un but charmeur. Encore occupé à fumer ta cigarette, tu décides de lui répondre, d’entamer un brin de conversation pour satisfaire une curiosité personnelle. Tu décides d’être honnête puisqu’ici, tout le monde semble se connaître, alors à quoi bon mentir ? Mais tu as appris à ne pas te fier aux apparences. Tu sais que derrière la plus belle des plantes peut se cacher le pire des poisons. Tu as appris que la mort, les ennuies, peuvent parfois avoir le plus beau visage. Les traits les plus agréable, pour, pourtant, mieux vous assassiner d’une balle en pleine tête. Surtout avec ton passé pour le moins sulfureux, tragique, dramatique, tu sais que tu n’es à l’abri de rien. « Non, j’suis pas d’ici, ça fait quelques temps que j’ai aménagé » Tu restes vague, volontairement. Les vieilles habitudes ont la peau dure. À t’être méfié de tout et de tout le monde trop longtemps, tu en as acquis des réflexes, qui ressurgissent, même lorsqu’ils n’ont pas lieu d’être. « Et vous ? Fin’ c’pas que vous jurez dans le paysage, mais c'est que vous semblez pas trop à votre place, dans c'bas quartier » Lâches-tu avec un léger sourire en coin. Oui, elle détonne avec ses hauts talons et son air propre sur elle, au milieu de ce décor populaire. Où se côtoient ouvriers de chantier et bas peuple. Toi, c’est un peu ton monde, depuis quelques années. Tes voisins, que tu croises ici, ayant élu domicile dans le camping de la ville. Sommaire, temporaire. Tu t’es fondu dans le paysage, même si à l’école de ta fille, tu jures parfois au milieu des pères en chemises. Toi, avec tes fringues tâchées de plâtre et de poussière de béton. T’es devenu un homme normal, un ouvrier lambda. Tu fais profil bas, t’essayes juste de te faire oublier. C’est mieux pour tout le monde. Surtout mieux pour ta fille et le semblant de vie que tu essayes de vous forger, ici.