I. En vertu des pouvoirs qui lui sont conférés

Un fils de bonne famille
une valeur sûre
« quelqu'un de bien. »
Des poignées de mains. C'est réglé. Sa vie est réglée comme un deal
ou comme du papier à musique.
Elle sourit. Si papa pense que c'est ce qu'il y a de mieux pour elle
(un rire jaune s'échappe de sa gorge)
Elle vient d'avoir dix-huit ans et elle connait déjà le nom de son futur époux. Un grincement strident. Les cordes de son violon s'emballent sous la violence du mouvement de son archet. Elle manie l'instrument avec un telle perfection que s'en est déstabilisant, aussi déstabilisant que l'est la détermination dans son regard. Elle finirait ses études et se marierait avec un bon parti « des amis de la famille, des personnes de confiance. »
Elle fonderait une famille
et resterait bien tranquillement chez elle à faire le ménage, ou la cuisine, à faire les deux en fait. Elle aurait dû naître homme
eux ils sont encore libres de décider de leur vie.
Ils font la part belle aux valeurs traditionnelles qu'ils estiment respectables
tu parles, ça dépend pour qui.
Ce sont toujours les mêmes qui en ressortent gagnants
les mêmes qui en ressortent perdants.
Sauf qu'Azzurra n'a jamais été une perdante
et ça, seules les personnes qui la connaissent vraiment en sont conscients.

II. To Rome with love

[École de musique de Liberty, Hollow Area, août 2012]

« Je pars à Rome dans deux semaines.
– Quoi ?
– Je vais faire un master là-bas, j'ai envie de changer d'air. Il est évident qu'il y aura de la place pour toi chez moi. J'attendrai ta visite donc ne commence pas à pleurer, c'est pas comme si on se quittait pour toujours.
– Je pleure pas. Tu fais chier de me l'annoncer comme ça.
– Je voulais pas que tu rumines trop à l'avance. Je reste deux ans et je reviens c'est pas la fin du monde.
– T'es maline. Si ça peut te faire gagner du temps.
– De quoi tu parles ?
– J'imagine que le mariage sera reporté. Ils en pensent quoi papa et maman Bonezzi ?
– Ils m'encouragent dans mes études.
– Le jour où tu reviens à Liberty tu prends perpét' avec l'autre idiot. Vous en avez pas marre vous autres Italiens avec vos traditions à la con ?
– Parle pas comme ça ou je te colle l'archet tu sais où. »

III. It felt like a kiss

[Appartement d'Azzurra, Campo Marzio, Rome, fin 2017]

Dos contre la porte du réfrigérateur. Elle ne se goinfre pas elle compte les bleus qu'elle a sur le corps.
Elle a riposté, ça finirait forcément mal.
Elle ripostait toujours, ça finissait forcément mal.
L'attraction qu'il avait sur elle était presque irréelle, comment était-ce possible ?
Il dit : elle peut pas retourner à Liberty sa vie est ici avec lui.
Il dit : il ne lui suffit pas ?
« Tout ça là, tout ça c'est pas assez ? »
Elle avait dit : elle est déjà promise à un autre.
Il lui avait jeté l'alliance à la figure avant de lui jeter son poing qu'elle avait évité de justesse.
C'est là qu'elle avait, d'un geste furtif, tiré un couteau du support qui se trouvait sur le plan de travail derrière elle. La lame rayonnait
à la regarder de plus près le reflet qui apparaissait était celui d'une femme désespérée.
Qui est désespérée ? Elle ? Jamais.
Jamais.
Elle était Azzurra Bonezzi.
Elle avait fini par lui mettre la lame sous la gorge.
Est-ce qu'il veut savoir ce qu'elle en fait des hommes comme lui ?

[INTERLUDE]

Combien pauvres sont ceux qui n'ont point de patience
(William Shakespeare, Othello, 1604)

Iago tournait comme un lion en cage. Elle rentre quand. A bientôt trente ans elle n'est toujours pas mariée. Ils ont été assez patients jusqu'ici. Si ça continue ils vont finir par aller voir ailleurs, « je les connais, je les admire, mais ils faut pas se foutre de leur gueule. »
(Odessa, sans aucune conviction mais feignant la conviction tout de même) « Elle rentre bientôt, calme toi un peu. »

IV. Say farewell

[Aéroport international de Portland, Oregon, début 2018]

Lunettes noires sur le nez. Valise à la main.
Apparemment ce fût fulgurant. Un jour il était là, l'autre plus. Comme ça, envolé. Merde.
Papà elle le voyait immortel dans toute sa splendeur.
Une larme roule sur sa joue. Il lui faut un nouveau départ.
« Amore, reviens s'il te plait. »
Elle n'y réfléchit pas à deux fois. « Sì mamma. »
L'échappée se veut à la fois violente et libératrice. Délicieuse amertume.
L'humidité est lourde
elle lâche un soupire
Qui sait ce qu'elle va retrouver à Liberty.