Le vingt et unième amendement est celui abrogeant le dix-huitième amendement, le même qui avait institué la prohibition qui empêcha le peuple américain de s’enivrer à l’alcool pendant de très longues années. L’amendement est devenu un nom populaire pour bars, tavernes et brasseries, tous n’ayant aucun once d’originalité dans leur système. C’était pourtant le bar le plus plaisant de Liberty, celui qui en semaine était surtout fréquenté par les amis ridés de Ian, arrivant toujours à dix-huit heures pour quitter à vingt-deux heures après deux ou trois pintes ambrées. L’endroit était moins amusant le week-end, fréquenté par des jeunes sans argent qui profitait des offres abordables de la carte des boissons en criant à tue-tête à leurs amis assis pourtant à un pouce de leur figure. Ian était ravi qu’il dût travailler chaque samedi et dimanche et qu’il pût de cette façon éviter cette foule niaise et insupportable. Il se sentait mal pour ses copains qui fréquentaient les lieux depuis des décennies, qui recherchent paix et tranquillité et qui doivent tolérer les excentricités de ces adolescents sans cervelle. Il va sans dire qu’ils étaient souvent un sujet de conversation la semaine, chacun se plaignant à tour de rôle du comportement de l’un de ces jeunes. Ian ne pouvant rien ajouter à la discussion, se contentant de sourire et de s’imaginer les visages de ces petits diables. Il imaginait que l’un de ces jours une bataille épique entre la jeunesse et la vieillesse allait éclater entre les murs du bar et que lui, ni jeune ni vieux, n’allait être que le médiateur.

Le bar était étrangement vide ce soir-là. Ian ne comprenait pas où pouvait être tout le monde. Il regarda l’horloge derrière le bar pour vérifier s’il n’était pas arrivé trop tôt ou trop tard et non, il était tout juste vingt heures. Un petit groupe de vieux qu’il n’appréciait pas se tenait dans le même coin qu’à l’habitude, observant le désarroi se dessinant sur le visage du nouvel arrivant. Lasse, il déplaça sa carcasse molle vers un tabouret et s’assit dos à la salle, la tête tournée vers la porte d’entrée. Un homme moustachu à côté de lui faisait des mots croisés tout en sirotant sa bière. Le barman se déplaça jusqu’à Ian et se gratta le menton.

- Où est tout le monde ?
- C’est ce que je me demande, dit Ian, regardant maintenant la grande figure du barman.
- Une bière ?
- Je vais attendre cinq minutes.

Le barman se renfrogna et alla voir un autre client. S’il retournait chez lui qu’allait-il y faire ? Ian ne le savait pas. Le plan qu’il avait toujours suivi était mort, il devait trouver une nouvelle activité. Il jeta un oeil sur les mots croisés de son voisin. Peut-être qu’il pourrait s’y mettre ? Cela lui donnerait un loisir un peu plus demandant mentalement, ça lui ferait du bien. Une voix se fit entendre en arrière-plan, criant un nom. Adams qu’il entendit. Il n’était pas là Adams, il le cherchait lui aussi. Ian ne porta pas plus d’attention à la nouvelle arrivée, se disant que c’était peut-être la femme d’Adams qui en avait assez qu’il boive chaque soir. Il la sentit s’approcher de lui et, soudainement, elle souffla dans son cou. Elle indiqua à l’homme moustachu de prendre un autre siège et commanda deux bières. Ian la regarda enfin. C’était Mésange, une jeune fille qui venait toujours ici pour sermonner des gens, va savoir pourquoi. Ian aimait bien lui parler ; elle était plus mature que les autres filles de son âge. Puis, il trouvait ça marrant de voir des hommes d’une cinquantaine d’années se faire crier dessus par une petite de dix-huit ans.

- Deux bières ? Tu bois beaucoup.

Il sourit à sa blague, bien qu’il ne la trouva pas drôle du tout. Il remarqua une marque rouge sur ses joues qu’il trouvait plutôt curieuse.

- C’est moi qui te fais rougir ou tu t’es blessé ?, demanda-t-il, riant légèrement.

Mésange était une jeune fille plutôt dispersée. Faisant toujours plusieurs choses en même temps, bondissant librement entre divers sujets de conversation, elle était le fléau du cerveau lent de Ian qui avait de la difficulté à la suivre, surtout s’il ne prenait pas le temps de mettre toute son attention sur elle. Il avait l’impression qu’on lui avait dit qu’être un adulte c’est être polyvalent et multitâche et qu’elle aille prit le conseil à la lettre, ressemblant finalement plus à une enfant jouant à l’adulte qu’à une vraie femme. Ian appréciait ce contraste, trouvant la jeune dame plutôt divertissante. Depuis son arrivée, elle avait commandé des verres, les avait donnés à deux hommes qu’elle ne connaissait pas (ou du moins c’était ce que supposait Ian) et s’était mise à consulter une sorte de dé, un fétiche, peut-être, un objet d’une grande valeur sentimentale. Qu’est-ce qui pouvait bien se passer dans sa tête ? Elle n’était pas folle, elle était même plutôt lucide, seulement elle semblait vivre sur une autre planète, un peu comme Ian après tout. Ce dernier fut offusqué quand elle déclara que son père l’avait giflé. Il voulait dire quelque chose, la réconforter, essuyer ses larmes, aller voir son père et le forcer à constater sa malhonnêteté, mais il ne dit rien, se contentant d’observer Mésange qui tentait de penser à autre chose. Se mettant à chanter, elle ébouriffa les cheveux de son aîné, ce qui ne lui déplut guère. Il se demandait seulement pourquoi elle faisait ça. Elle semblait si nerveuse. Peut-être à cause de ce Adams. Elle avait tellement bien imité sa femme, peut-être qu’elle le connaissait ou qu’il était un ami de son père. Peut-être qu’il devait de l’argent au chef de la famille Kuan et qu’il avait envoyé sa fille faire le sale boulot, mais refusant de le faire, son père l’avait giflé pour lui montrer que c’était lui qui dirigeait. Toute cette histoire était bien étrange et poussait Ian à inventer plein de scénarios sordides.

- Et tu ne pourras pas boire, murmura Ian à Mésange. Tu as dix-huit ans et le barman le sait…

Il avait eu des problèmes par le passé, à servir des mineurs. Tout le monde s’en fiche généralement, mais lui, il préférait s’abstenir de leur servir autre chose que du coca. Il les tolérait dans son bar, mais sans plus. Ian s’accouda au comptoir et déposa sa tête sur sa main, regardant la jeune asiatique s’improvisant poétesse. Vraiment, elle était tout un spectacle.

- Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

Elle rougissait vraiment cette fois.

- Tu veux quelque chose à boire du coup ? Pour attendre de voir si Adams pointe le bout de son nez… Qu’est-ce que tu lui veux, au juste ?