[a lot on my mind]


⟩ Vous l'aurez certainement compris à ce point de votre lecture : Olivia Appleton, que l'on a toujours appelée Liv à son grand regret, n'est pas une femme fréquentable. Plutôt, ne le serait pas, dans un monde utopique et bien-pensant. Seulement voilà, ce monde-là, il n'existe pas. Elle l'a bien compris et, depuis toujours, sa soif de pouvoir l'a menée dans les travers les plus sombres de la société humaine.
⟩ Liv Appleton, 7 ans, Liberty, Oregon. A l'âge où les enfants jouent encore à la poupée, c'est un tout autre sort que la petite Olivia réservait aux siennes, ainsi qu'à ses rares amies. Tout contrôler, maîtriser la moindre information circulant à l'intérieur de leur petit groupe à la jeunesse frémissante. Ce besoin d'emprise l'a suivi toute sa vie : de sa petite enfance à l'âge adulte, tout, dans la vie de Liv, n'est que le résultat d'un ensemble d'actions savamment orchestrées. Elle ne supporte pas que le hasard puisse avoir la moindre influence sur ses actions, et c'est bien pourquoi elle a toujours fait en sorte de s'entourer non pas d'amis, mais d'alliés. Si les rapports humains - et à fortiori, sentimentaux - la révulsent, elle s'avère être une assez bonne lectrice des éléments en jeu dans chaque situation ; et bien entendu, elle sait s'en accommoder pour en tirer le meilleur parti.
⟩ Très vite, Liv a compris que si elle voulait obtenir ce qu'elle voulait (c'est-à-dire, de l'argent et du pouvoir), elle allait devoir quitter son quotidien étouffant et sans aventures de Liberty, pour entrer enfin dans la cour des grands. Douce ironie, c'est vers le droit qu'elle s'est orientée d'abord. A Seattle puis à New-York, elle a fait ses armes auprès de requins, passés maîtres dans l'art du lobbying, dont elle a tout appris. Olivia a vite appris aussi à se servir de ses atouts physiques pour vaincre, et n'a par ailleurs aucun scrupule à coucher avec l'ennemi si ça peut lui permettre d'obtenir gain de cause.
⟩ Qu'elle utilise son corps pour ses affaires, certes. Mais celui qui ravira son cœur peut toujours attendre : les relations humaines l'encombrent, elle qui ne vit que pour le commerce. Liv considère avec un certain mépris tous ces gens qui pensent que le sexe est sacré, représentation d'un amour qui nous foudroierait de ses éclairs. Foutaises. L'amour, ce n'est qu'un amas d'égos. On n'aime pas quelqu'un, mais l'image de nous-mêmes qu'il nous renvoie. Pour ça, Olivia a décidé que jamais, elle ne se laisserait s'éprendre de qui que ce soit : c'est une perte de temps et d'énergie, qui pourrait être bien mieux utilisée par ailleurs.
⟩ De sa famille, Olivia s'est elle aussi détachée très jeune. Ses deux parents ont grandi, vécu, et mourront très certainement à Liberty. Classe moyenne : femme au foyer et employé de l'agence postale locale ; bien loins tous deux du modèle dont étaient faits les rêves de Liv. Adolescente, elle n'était que rarement à la maison, trop occupée à se mêler de choses et d'autres en ville, et principalement de ce qui ne la regardait pas. Après son départ pour Seattle, il va de soi qu'elle n'a guère pris soin de leur donner des nouvelles, leur accordant une lettre occasionnelle. La dinde annuelle de Thanksgiving et le repas de Noël sont bien les seules choses qu'elle fait encore l'effort de partager avec eux. Et finalement, elle qui venait à reculons a décidé de revenir à Liberty, à l'aube d'une opportunité exceptionnelle. Ayant rencontré le succès dans ses affaires - à la frontière souvent outrepassée de la légalité - elle a disposé à vingt-huit ans de suffisamment d'argent pour acquérir la papeterie locale en faillite, vendue pour trois bouchées de pain.
⟩ Cinq ans plus tard, le business est remis à flot : il est temps pour un nouveau challenge. Liv a acheté peu à peu sa place au conseil municipal et fait partie des pontes de la ville, ce qui ne surprend pas vraiment ses anciens camarades de classe. Depuis peu, elle a décidé d'étendre ses activités, avec l'ouverture d'une maison close, perdue dans la forêt, à une petite dizaine kilomètres de Liberty. Là-bas, quelques filles œuvrent pour le bon plaisir des fortunés clients que leur envoie Olivia, Miss Apple, comme on l'y appelle : hors de question que l'on connaisse son prénom.

Une voiture de luxe, noire, à l'acier brillant et aux vitres teintées qui traverse Liberty, on la remarque vite. A l'instar de la femme qui en descend devant un pavillon de périphérie, comme seuls les Etats-Unis savent les faire.
De ses cheveux roux, au brushing parfait, à ses chaussures à la célèbre semelle rouge, tout semble calculé au moindre millimètre. Quand Liv revient en ville pour la première fois, rares sont ceux à la reconnaître. La petite Appleton, qui n'a jamais caché son ambition, a réussi. Elle est devenue cette trentenaire au tailleur bien coupé et à l'allure immaculée ; partie de pas grand chose, la voilà en possession de l'une des principales industries de la ville.

Elle s'extirpe du véhicule et s'avance vers la maison. Liv jette un regard circulaire autour d'elle : dix ans, et rien n'a changé. Good old Liberty. Ce nom, qui lui avait si souvent paru bien ironique pour une bourgade bien trop étouffante et où la liberté n'était rien d'autre que le mot inscrit sur la pancarte d'entrée de la ville. Sur le porche, deux sexagénaires, qui ont eux, bien changé.
Ravagés par le temps passé dans cet endroit qui, si l'on n'en sort pas, vous ronge de l'intérieur. Face à leurs cheveux blanchis par les années et leurs visages marqués, Liv ne réprime que difficilement son mépris pour le couple parental.

On entre, on se salue poliment, d'une bise claquée bruyamment sur chaque joue. On passe à table. Là, c'est dîner de fête pour le retour de la fille prodigue et qui plus est, fille unique.
« Alors Liv, tu es rentrée pour de bon cette fois ? » Finit par demander sa mère,
les yeux pétillants d'espoir. Elle a toujours cru qu'en l'ayant à ses côtés, elle pourrait la sauver.
Levant les yeux de son assiette - rôti de porc et pommes de terre au four -
Liv lui adresse un sourire. Son plus beau, plus faux sourire. Ce sourire carnassier dont elle enrobe la moindre de ses prises de parole. « Bien sûr. Je suis ravie d'être rentrée, ça m'a tellement manqué ! » Mensonge éhonté car sans l'argent et un certain désir de revanche sur la ville qui l'a vue naître, elle serait bien loin aujourd'hui. Mais non : c'est à Liberty qu'elle est. Outre le projet de la papeterie, elle envisage déjà nombre de nouvelles perspectives que la ville, qu'elle connaît par cœur, pourra très certainement lui offrir. Oui, elle est de retour pour de bon. Pour le meilleur ou pour le pire.