Le silence règne dans son palais de béton. Si les studios de danse ne sont pas beaux, c'est pour laisser la poésie du corps faire exploser de milles couleurs les murs gris et impersonnels du bâtiment. Pourtant Lola est là, Lola est grise, le teint basané, les yeux tirés. La gamine n'est pas l'étincelle qui rendra le feu d'artifices plus intéressant aujourd'hui. Sa silhouette sombre se découpe dans l'entrée, elle paraît si petite à côté de sa vieille valise, fée sortit des contes pour enfants, de ceux qui laissent traîner leurs sacs dans l'entrée de la salle. Du rose surtout, pour les petites filles qui rêvent du Lac des cygnes et un peu de noir, peut être un garçon ? Deux ? Qui suivront les déliés des pas dans leurs chaussons de soie. Arsène lui manque.

Quelques rires cristallins de mômes retentissent derrière la porte. Le cours est finis. Le chambranle s'ouvre avec force et éclat, une nuée de tulle rose et blanc en sort en courant. Un nuage de barbe à papa qui fait couler Lola. Nostalgie est là, derrière elle, a lui susurrer les souvenirs de New York. Arrête, on est à Liberty désormais non ? On ? Qui est on ? Lui, moi, elle toi. L'inconnu. Celui qu'elle dévore des yeux depuis quelques heures, quelques jours, quelques nuits. Le danseur qui tourne sur ce manège d'étoiles qu'est le vieux parquet de la salle. Elle ne sait pas qui il est Lola, d'où il vient, ou il va. Mais elle voudrait bien savoir, un peu, la gamine à l'esprit curieux.

C'est vide maintenant. Les portes de plastique se sont refermées sur les poussières d'humains, elle est seule Lola. Seule avec le bruit de ses pas qui se réverbèrent dans le petit hall et qui arrivent devant la salle. Sa salle. Son paradis artificiel un peu pourri, avec des vieux posters de danseurs russes sur les murs. De beaux cache misère. La pièce est vide, la porte des toilettes au fond, est fermée. Les miroirs lui renvoient son image en milles et une fois, Sheherazade en justaucorps prune et chignon brun. Elle prend du temps pour lasser ses rubans Lola. On croise, on recroise, on tend, puis un neud. Gestes maintes fois répétés toujours aussi aimés. Les jambes qui se tendent, se lèvent, s'avancent. Volonté propre. Les mains qui aggripent la barre de bois lissée par les années, ruban d'or.    

Un...Deux...Trois. Cheville qui se délie, bras en couronne, mélodie dans la tête, l'échauffement n'est qu'un spectacle sans applaudissements. Fouetté, jeté, rond de... La porte de toilettes s'ouvre juste. Elle est pétrifiée la gamine, la jambe tendue au dessus du sol, statue de chaire. Il sort. L'inconnu, ses yeux bleu saphir, son visage d'Adonis. Des vêtements simples de danseurs. Pourquoi il est là, maintenant ?  Elle se pose Lola, elle tremble un peu perdue. Il paraît different sans sa cape d'étoiles, quand il ne tourbillone pas dans les notes de musique. « Je croyais avoir réservé la salle... » Elle est un peu sèche dans ses paroles quand elle sait pas Lola. L'inconnu qu'elle espionne derrière la porte est devant elle, alors elle cherche les différences...       

@Eiden Lynch

Eiden, enseigner, ça le fait marrer. Transmettre son savoir à des jeunes, garçons et filles, les voir enchaîner les pas sans faire la moindre erreur, les voir s’écrouler au sol, les voir pleurer, les voir rire. Il adore ça parce qu’aujourd’hui, il a trouvé un but dans la vie. Quelque chose qui lui permet de vivre, quelque chose qui le motive à sortir de son lit le matin et il sait que c’est pas donné à tout le monde. Alors, il en profite même si ça ne paie pas autant qu’il l’espérerait. Il roule des yeux, il crie, il rit, il danse, il fait tout pour que son cours se passe dans la joie et la bonne humeur mais que ça reste quand même un minimum sérieux. Il fait tout pour que ses enseignements ne ressemblent en rien à ce qu’on voit dans les films. Un prof russe qui passe son temps à gueuler, à rabaisser les élèves à leur dire qu’ils ne sont que des moins que rien dans une ambiance froide et à la limite du morbide. Chez lui, dans cette salle qu’on l’autorise à utiliser quelques heures par semaine, il essaye d’installer une bonne ambiance, de faire rire les gamins, de rester cool avec eux tant qu’ils font ce qu’il leur demande. Pour l’instant, tout va pour le mieux même s’il y a toujours un, deux fauteurs de troubles qui finissent toujours au fond, dans un coin de la salle à faire des étirements durant le reste de la séance.

Le cours de ce vendredi terminé, il saluait tous les gamins, les envoyant se changer dans leurs vestiaires respectifs avant de rentrer chez eux, puis partit s’hydrater dans les toilettes de la salle de danse, s’aspergeant d’un peu d’eau froide du robinet sur le visage. Fenêtres ouvertes ou non, il faisait une chaleur intenable et c’est pas ce débardeur, ces collants et chaussons de danse qui allaient l’aider, pas du tout. Il finit par retourner dans la salle qu’il avait réservé pour près de trois heures, ouvrant la porte des toilettes, quand il aperçut une silhouette qui ne lui était pas inconnue. Cette fille qu’il avait déjà surprise de loin en train de l’observer, de temps à autre. Elle l’intriguait, il se demandait qui elle était, ce qu’elle faisait toujours là à l’épier. Il la voyait se tenir là, juste face à lui. Totalement gênée, légèrement tremblante, un pied tendu. Il l’avait interrompue. Alors, il s’est approché d’elle, le visage neutre. Sa remarque le fit sourire. « Dix-sept heures… Non, je suis encore censé avoir la salle pour une heure. » Il en était sûr, la salle était encore à lui pour l’heure qui suivrait. C’était à lui que revenait la salle de danse le vendredi de quinze à dix-huit heures. « La salle est assez grande pour qu’on puisse la partager le temps d’une heure, je suppose. » Il la détaillait du regard, n’ayant jamais pu la voir d’aussi près… Et qu’est-ce qu’elle était belle, cette inconnue, cette voyeuse. Il voulait la voir danser, elle qui avait l'air d'avoir la grâce d'un cygne, elle qui avait décidé de s'inviter à son entraînement personnel.

C'était comme si elle le connaissait par coeur Lola. Sa silhouette tout du moins, la courbe de son visage, de son nez droit, elle discerne les moindres détails de son visage si près, trop près. C'était comme si elle le découvrait pour la première fois, comme si elle voyait après avoir été aveugle Lola. Les nuages gris de l'orage qui laissent place aux odeurs froides d'une forêt d'hiver. Il avait les yeux océan, saisissants, deux saphirs, noyés dans la peau doré du soleil des déserts. Il était la nature et ses trésors à lui seul, une étoile brillante sur le ciel de la scène. « Dix-sept heures… Non, je suis encore censé avoir la salle pour une heure. » Il a la voix douce comme l'eau qui ondule, maîtresse de l'univers. Ça l'hypnotise Lola. La salle, il pourrait l'avoir, pour un heure, un journée, la vie entière si il le voulait. Ses désirs ne sont que désordre.

Elle cligne des yeux, Lola, poupée poussière qui s'accroche aux rêves comme une épine à sa rose. « Il y a eu une erreur... je viens toujours danser à dix sept heures. » Elle en n'est même plus sûre, la gamine, toute perdue aujourd'hui. Y'a eu le coup de téléphone, les souvenirs qui remontent, la peur au ventre. Ça fait mal. L'anniversaire de la mort de Mamã c'est demain, mais elle retournera pas à New York Lola, elle ira danser, à se soûler dans les pirouettes. Une heure d'avance, une heure de retard, on s'en fout du temps maintenant. Mais il avait raison alors, elle était fauteuse de troubles Lola. « Dix huit heures oui... » Qu'elle se murmure pour elle même, les rétines chocolat qui flottent un peu dans le vide. Elle pose la jambe, sur ses deux pointes, équilibre précaire, prête à s'envoler loin, loin...     

« La salle est assez grande pour qu’on puisse la partager le temps d’une heure, je suppose. » Lola, ca sonne dans sa tête comme une mélodie funèbre et joyeuse à la fois. Partager ? Oui, elle veut tout partager, tout donner, tout voir, tout vivre. Ouvrir la porte du nouveau monde pour pouvoir s'y fondre en grand. Elle reprend un peu ses esprits la gamine,  les joues rouges comme après des siècles au soleil, bijoux perdu des temps modernes. « Oui. Oui on partage, bien sûr qu'on partage. » Ça fait des bons dans sa poitrine à Lola, le palpitant dans les entrailles. Elle veux le voir danser, elle va le voir danser. Les muscles de son dos rouler lorsqu'il saute, ses doigts fins s'étioler sur la toile des brillantes solaires. Ce sera beau, j'te le promet. « Tu as de la musique ? » Comme un murmure, si personnel. « Sinon j'ai Chopin » Allô Lola,  comme un défi.  

Et elle y va, guerrière vêtue de tulle, poser le disque sur le vieux magnéto de la pièce, presque un trésor de guerre, qui ferait mieux d'être exposé au musée qu'ici. Mais on l'aime bien cette antiquité. Elle les a vu passer les uns après les autres les danseurs. Press play, un petit grésillement puis le Clair de lune qui retentit, à arracher des larmes aux plus endurcis. Elle a ses doigts graciles qui se posent à la barre Lola, comme à chaque début d'entraînements depuis la nuit des temps. Les yeux qui invitent l'inconnu à faire de même. Elle a conscience de s'inviter la gamine, de prendre les devants alors qu'elle devrait rester derrière. Mais il y a ce désir, cette passion de partager. Partager tout jusqu'au dernier souffle...