La ville est devenue sa jungle. Une jungle au milieu des autres parce qu'il en a vu passer des comme elle, avant (qu'il en verra passer d'autres, après). Tristan et le sommeil, c'est quelque chose de conflictuel. Il dort toujours d'un seul œil parce qu'il sait bien qu'une tente le protégera du danger qui rôde dehors. Par le passé, il a déjà été réveillé par des tarés qui trouaient sa toile à coups de couteau. Il avait traversé tous les centres sociaux avant de pouvoir se procurer une nouvelle tente. Pendant tout ce temps, le vagabond avait dormi à la belle étoile. Fin, dormir, on peut pas appeler ça de cette façon parce que son cerveau prend jamais de pause. Et même lorsqu'il est dans sa petite bulle, Tristan parvient jamais vraiment à plonger au plus profond de ses rêves. Y a toujours cette peur qui trône au fond de ses tripes ; cette même peur qui le maintient en vie et qui le pousse au plus profond de ses retranchements. Pourtant, là, ce soir, alors qu'il traîne dans les rues pour fouiller les poubelles, il ne voit pas les silhouettes s'approcher dans son dos et lui sauter dessus avec toute la sauvagerie du monde. Le temps s'accélère, sa vue se floute : c'est son sang qui coule dans ses yeux lorsque sa tête se cogne contre le mur d'un bâtiment. Il est con, Tristan, parce qu'il essaie tant bien que mal de se protéger mais y a trop de pieds et de poings qui l'agressent pour pouvoir réellement s'en sortir. Alors, d'un coup, sa carcasse s'échoue au sol.
Comme ça,
comparable à une feuille morte.

Son souffle se coupe et son bras se pose contre son ventre (c'est ici qu'il a reçu un sacré coup de poing). Lorsque ses yeux s'ouvrent, c'est déjà trop tard parce que ses agresseurs se font la malle, sans même lui avoir volé quoi que ce soit. Putain de clochard, c'est ce que l'un d'entre eux a balancé en lui cognant le crâne. Un goût de fer hante sa bouche alors qu'il crache un filet de sang au sol. Tristan grimace, tente de se redresser mais ses jambes suivent pas. Il lui faut encore un peu de temps pour se remettre de la scène, accorder un peu de répit à ses sentiments. Putain d'merde. Qu'il crache entre ses lèvres, déçu de lui-même, énervé de ne pas être capable de se protéger. Il voudrait seulement être plus fort. C'est pas grand chose comme souhait alors pourquoi la vie semble vouloir lui pomper toute son énergie ? Le vagabond a la sensation d'avoir du plomb dans les jambes mais au milieu de la nuit, le voilà qui parvient à se redresser, sentant le regard des fêtards sortant de boîte le fixer sans venir l'aider. Du moins, jusqu'à ce qu'un bruit de pas résonnent dans la ruelle, se rapprochant alors de lui. Sauvage, il ne supporte pas qu'on puisse à nouveau entrer dans sa bulle, c'est pour cette raison qu'il se fait si agressif. Dégagez, putain m'touchez pas. Il manque de souffle, marque une pause, s'appuyant contre le mur derrière lui pour pas s'écrouler à nouveau. Ses seuls vêtements propres sont maintenant tâchés de sang. Si Le Chat le voit revenir dans cet état, c'est certain qu'il va s'inquiéter. Vous approchez pas ou je vous bute. C'est juste du bluff parce qu'il est à peine capable de tenir debout. C'est con mais à ce moment là, il aimerait qu'Everett soit là pour le ramener chez lui comme il l'avait fait la dernière fois alors qu'il était complètement saoul. Tristan n'avait pas eu peur, pas une seule seconde, là, à moitié accroché à son cou.

Il se cache, le visage rivé vers le mur en béton sur lequel on lui a à moitié explosé le crâne. Il a pas envie de croiser la pitié dans le regard d'un autre. Tristan se sent plus vulnérable que jamais, c'est pour ça qu'il est si méchant et agressif. Il connaît personne ici. Non, mieux, il ne connaît absolument personne sur cette foutue planète parce qu'il est seul, parce qu'il a décidé de fuir et de compter que sur lui-même. Même ses parents le reconnaîtraient pas dans la rue parce qu'il a décidé de partir sans même les prévenir. Leur dernier fils, celui encore vivant, s'est barré sans tenter de les préserver. Les paroles de l'homme l'aident pourtant à reprendre le dessus sur ses démons, à se calmer un peu même si son coeur est au bord de l'explosion. Le blond se tourne, le regard toujours froid. Il finit par attraper la veste pour l'enfiler sur ses épaules. Elle est mal mise mais qu'importe, la chaleur de ce type lui fait du bien, lui donne la sensation d'être dans un cocon. Tristan prend une longue inspiration avant de se retourner. Son visage cassée fait face à son sauveur. Il passe sa main sur son visage et se retrouve avec des doigts ensanglantés, ça le fait grimacer et râler un peu parce qu'il avait rien demandé.
Il demande jamais rien, Tristan.
Merci. C'est tout ce qui sort de sa bouche pour le moment parce qu'il a l'impression d'être un noeud. Tous ses organes doivent être emmêlés là-dessous, un vrai bordel incompréhensible de souffrances et de colères mélangées. Il leur fera payer, à ces gars-là. Du moins, c'est ce que sa tristesse le pousse à penser sur le moment. C'est vous non ? Qui donnez à manger à mon chat. C'est moi, le type qui fait la manche devant l'épicerie. Il est pas sur de le reconnaître à cause de la nuit et de son cerveau tout perturbé. Tristan a du mal à réfléchir mais il est presque sûr de son coup pour une fois. Il voudrait lui sourire, le remercier un peu plus mais il y arrive pas parce qu'il se sent trop ridicule. Le vagabond peine à marcher mais il le fait, se dégageant du lieu du crime pour finir dans une ruelle un peu plus grande. Elle l'étouffe pas, elle, au moins.

Son regard balaye du regard les environs et il voudrait rentrer chez lui pour se perdre dans sa tente mais même ça, le blond ne sait pas s'il y arrivera. Son petit coin tendre lui semble à des millénaires de ça. Il est perdu, comme en pleine mer sur un bateau à la dérive. Son bateau à lui qui n'est autre que son amour propre blessé par des coups de poings non mérités. Ses poumons sont si serrés que Tristan peine à respirer correctement. Sa tête lui tourne un peu, aussi, encore stressé par ce qu'il vient de se recevoir par la tronche. On est où ? qu'il demande naïvement, pas encore assez calme pour retrouver ses marques.

Il se sent perdu, plus vulnérable que jamais et c'est ce qui le fait réagir si vivement. Tristan a la sensation de redevenir cet ado violent et complètement taré parce qu'il ne savait plus comment faire sauver une sœur à la dérive. Plus jeune, ce serait lui qui aurait mis dans cet état déplorable des types sans réfléchir une seule seconde aux conséquences. C'est peut-être le juste retour des choses, avec un peu de retard. Ouais, c'est ça, Tristan reste persuadé qu'aucun péché reste impuni. Et le voilà, maintenant, boiteux, la tête douloureuse et les côtes qui partent en couille. Il a mal, s'il pouvait, certainement qu'il se tordrait de douleur mais il a sa fierté et rien ne le fera flancher, rien ne le fera jamais montrer le vrai visage de sa souffrance. Tristan n'est pas vraiment surpris lorsque l'homme ne le reconnaît pas parce que les choses se passent toujours comme ça. Il fait office de fantôme sur le trottoir. Parfois, certains s'arrêtent pour caresser Le Chat mais oublient bien vite les traits de son visage fatigué. Il se laisse approcher Tristan malgré la peur qui lui ronge encore un peu les tripes et tout le reste. Peut-être qu'il a confiance sans le savoir ou bien qu'il n'a pas le choix.

L'hôpital ? Pour faire quoi ? Il est un peu agressif dans sa façon de parler Tristan parce qu'il a pas envie d'être remué dans tous les sens et qu'on le regarde de plus près. On verrait alors qu'il est trop maigre pour sa grande taille, que sa dent de sagesse lui fait un mal de chien qui l'empêche parfois de mâcher, on verrait aussi tous coups qu'il s'est pris, toutes les épreuves qu'il a supporté et on se demanderait quoi faire de lui. De la pitié, il n'en veut pas. Il est fort. Il a peut-être tout un tas de défauts mais pas ça. Ça va je peux retourner à ma tente, y a pas de soucis,  je peux marcher. Mais il sait à peine où il est alors il marche sans trop savoir vers quelle direction aller. Sur le moment, le blond a seulement envie de s'éloigner de cette boîte, du lieu du crime. Tristan sait bien qu'il est pas encore au bout de ses peines, que cela va lui prendre de longues semaines pour guérir, autant physiquement que psychologiquement.

Il veut pas aller à l'hôpital parce qu'il sait qu'ils lui demanderont des papiers et tout un tas de truc que Tristan n'a plus. Et puis même s'il dit son prénom ? Peut-être que ça finira par venir jusqu'aux oreilles de ses parents et qu'ils viendront ici même à Liberty pour le retrouver. Ca voudrait dire qu'il devrait déserter une nouvelle fois et laisser Evy derrière lui sans explication. Il a pas envie de ça et cette idée cauchemardesque le fait flipper. Ses mains tremblent alors que l'autre insiste. Le vagabond a encore envie de s'énerver, de lui bazarder des saloperies par la gueule mais une part de lui sait bien que ce n'est pas la solution, que ce gars là est simplement ici pour l'aider et non pas être son ennemie. Les battements de son cœur se calment un peu même si la douleur dans son corps reste intacte. Qu'est-ce qu'il va faire maintenant ? Réellement aller à l'hôpital ? Ce serait certainement la meilleure chose à faire pour calmer la situation mais la peur prend le pas sur tout, il parvient plus à réfléchir correctement. Ses pas suivent instinctivement ceux de son sauveur lorsqu'il s'avance dans la nuit jusqu'à ce que celui-ci lui propose d'y aller en bagnole. Non. Qu'il prononce une nouvelle fois, gêné d'être aussi sauvage et indomptable alors que pour une fois, quelqu'un tente de le sortir de sa merde.

Tristan déglutit difficilement avant de tourner ses yeux vers lui. Ils l'implorent et ça, c'est bien la première fois qu'une telle chose arrive chez le vagabond parce qu'il est plus du genre à toujours vivre du haut de sa fierté démesurée. Je peux pas. Sa voix n'est qu'un souffle, comme s'il avait peur que quelqu'un les entende alors que plus personne ne les écoute à cette heure si tardive. J'ai plus de papier … plus rien. Je me suis barré du jour au lendemain de chez moi. Il marque une pause, lâche un soupir, s'en veut de raconter toutes ces conneries à un inconnu qui se fiche bien de savoir son histoire. Je suis mort depuis des années, j'ai pas envie de revivre. Qu'il finit par avouer. Tristan, la poussière de cette planète. Plus rien pour le monde, ni pour la société. Un espèce de fugitif de sa propre vie. Et puis surtout, être mort ça lui donne la sensation d'être plus proche de sa soeur.
Ce serait con de tout gâcher à cause d'une putain de bagarre dont il n'est même pas responsable.

Tristan se dit qu'il ferait mieux de s'estimer heureux d'être tombé sur un type comme lui au lieu d'être aussi froid et catégorique sur tout. Il se sent un peu soulagé lorsque le grand lui dit qu'il ne le conduira pas à l'hôpital mais qu'il veut quand même l'aider, ne pas le laisser crever dans un coin de rue comme n'importe qui pourrait le faire. Parce que c'est vrai, au fond, lui et Tristan ne se connaissent pas. Et le vagabond ne porterait même pas plainte pour non assistance à personne en danger. Il s'en fiche de toutes ces subtilités et se dirait tout simplement qu'il le mérite. C'est bon, je vous suis. Qu'il siffle doucement entre ses lèvres alors qu'il se rapproche de l'homme pour accepter de le suivre jusqu'à sa voiture. Tristan est toujours un peu sur la réserve parce que c'est dans sa nature, qu'il a jamais vraiment été du genre à s'ouvrir, même envers ses parents. S'il avait su leur dire combien il pouvait être mal de la mort de sa soeur, alors certainement qu'il serait resté là-bas. Là, il sait qu'il fera comme à chaque fois, qu'il va se sauver dés que le blond aura le dos tourné. Il a toujours peur de déranger, d'être un boulet, un poids dans la vie des autres alors il fuit.
C'est triste, mais c'est ça.
Il se dit pas qu'il pourrait être quelqu'un de merveilleux et d'intelligent.

Une voiture, c'est la première fois qu'il y grimpe sans avoir faire du stop avant, ça lui fait bizarre. Une sensation agréable au milieu de son malheur de ce soir. Une fois à l'intérieur, Tristan ne perd rien de ses réflexes et boucle sa ceinture. Son regard se pose une dernière fois sur la rue témoin de son agression. Il soupire, se dit que Le Chat risque de s'inquiéter mais se concentre à nouveau sur l'inconnu. Vous vous souvenez certainement pas mais la dernière fois vous m'avez dit que vous aviez des chats. On va les voir ce soir ? Qu'il demande pour essayer de calmer les battements fous de son coeur. Voir des chats, ça suffirait à le réconforter un peu parce que c'est certainement la chose qu'il aime le plus au monde : ces petites boules de poils capables de ronronner sous ses caresses.

Il se sent un peu con et gamin, Tristan, à parler de chats alors qu'il est plus bas que terre mais depuis la mort de Clementine il est comme ça. Il se cherche des points de repères, des petits détails qui l'aident à pas couler trop profond parce qu'il est nul en nage et qu'il saurait jamais remonter à la surface. Les chats de ce type sont comme des bouées, il s'y accroche délicatement et les imagine sans trop de difficulté, rentrer à pas d'heure, draguer les filles dehors sans jamais en ramener une enceinte. Du moins, c'est ce qu'à toujours fait Le Chat alors il s'imagine que ce doit être pareil avec les siens. Ce qui est bien avec les animaux, c'est qu'ils sont moins imprévisibles, qu'ils arrivent à vous donner une confiance totale. Ils s'appellent comment déjà, j'me souviens plus ? Qu'il demande, d'une voix basse et encore un peu tremblante. C'est con cette obsession soudaine mais sans ça, certainement que Tristan chialerait toutes les larmes de son corps sur le côté passager. Il sait que ça mettrait ce pauvre gars encore plus mal à l'aise qu'il ne l'est déjà. Il se contient, met ses larmes dans une boîte au fond de son cœur et se contente de regarder ses mains ensanglantées. Il se pensait plus capable de perdre autant de sang et tout cela le ramène à son adolescence, à combien il a pu être violent gratuitement juste parce qu'il était un peu fou. Sans compter ce gars, qu'il avait tabassé juste parce qu'il l'avait embrassé après le foot, dans les vestiaires. Damien, ce qu'il avait pu le détester, ouais. Et maintenant, il s'en veut, voudrait s'excuser auprès de lui.
Le temps qu'ils passent sur la route le met un peu mal à l'aise, parce qu'il sait pas bien comment meubler le silence.
Et puis les rues qui défilent mais son chez lui qui n'arrive jamais.
Ils vont finir où à ce rythme là ?

Alors, toujours sur la réserve, le vagabond enchaîne. Vous faîtes quoi dans la vie ? Un métier manuel, non ? Il dit ça parce qu'il a vu ses bras, plus musclés que la normale et puis sa corpulence en général aussi. Tristan fait rachitique à côté de lui, derrière sa barbe un peu trop longue, on peut voir ses joues saillantes et sous ses vêtements, on voit bien qu'il flotte, qu'il remplit même pas son pantalon. Pour tout vous avouer, je suis un millionnaire qui se cache, c'est pour ça qu'on m'a tabassé ; pour mon argent. Tristan sourit timidement, laissant son regard effleurer un quart de seconde le profil de son sauveur. Il sait qu'il est bête, qu'il ferait mieux de se taire mais il a pas envie de passer pour un garçon sans la moindre éducation.
Il veut faire honneur à ses parents ce soir, leur montrer qu'il a rien perdu de tout ce qu'ils ont pu lui apprendre.
Puis il veut aussi un peu redorer l'image des sdf, faire cesser le mépris, montrer que la vie n'est pas toujours facile et qu'ils ne sont pas tous là pour profiter des autres. Ce gars là doit certainement penser ça d'eux mais il s'en fiche parce que Tristan lui sera éternellement reconnaissant de l'avoir aidé ; qu'importe qui il peut être au fond de lui.