[a lot on my mind]
(01.) Luana, on t'appelle plus souvent Lua, parce que c'est plus court, que ça vient naturellement aux lèvres. T'en as pris l'habitude, même si tu serres les dents quand des gens que tu connais à peine se le permettent. T'aimes pas les familiarités, t'aimes pas qu'on te prenne pour acquise comme ça. Mais tu dis rien, tu souris en attendant que ça passe. (02.) Luana, tu te ronges les ongles dès que tu stresses. Et vu que t'es de nature anxieuse, ça t'arrive bien trop souvent. T'as beau avoir essayé les vernis dégueulasses sensés te faire arrêter, rien n'y a jamais fait. (03.) Luana, t'as une cicatrice sous le menton, fine et discrète, les années l'ayant estompée. C'est un vieux souvenir d'une vilaine chute sur un caillou, t'avais à peine six piges. Mais tu te souviens très bien de l'hôpital et des points de suture qu'on a dû te faire. Mais tu te souviens aussi de la peluche que tes parents t'ont offert juste après. (04.) Luana, t'es fière de tes origines. T'es un concentré d'exotisme à toi toute seule, ta peau pour témoin. T'as toujours rêvé de visiter les îles de ta mère, toujours voulu visiter la tribu de ton père. Mais t'en as jamais eu l'occasion. Qui sait, peut être que ton frère t'y emmènera une fois, parce que lui l'a déjà fait. Sans toi. Et tu lui en veux toujours un peu. Pour ça et pour sa vie qu'il a toujours possédé. (05.) Luana, t'as développé deux facettes depuis que ton frère est venu te récupérer. Celui de la gamine fragile et reconnaissante, que tu lui sers chaque jour. Et celui de l'adolescente en pleine crise, qu'il ne voit jamais. T'as envie de te réapproprier ta vie, non t'en as besoin ! Alors tu vis, enfin, tu expérimentes et parfois tu dérapes. Mais tant qu'il n'en sait rien, tout va bien, pas vrai ? (06.) Luana, t'as le nez bien trop fin. Les odeurs tu les aimes autant que tu les détestes. Tu détestes l'odeur des cendres froides, du plastique qui fond, des mandarines et des chiens mouillés. Et tu raffoles de l'odeur de la pluie sur le goudron chaud en été, de l'herbe fraîchement coupée, de l'after shave de ton frère et du café. (07.) Luana, t'as toujours été pleine d'énergie, bien trop d'énergie. Alors tu te dépenses en dansant parfois, mais en courant bien souvent. T'es sportive, tu détestes ne pas bouger, t'as besoin de te dépenser, sinon t'as l'impression de virer folle. (08.) Luana, tu mesures pas grand chose, même pas le mètre soixante... Alors t'es considérée comme une lilliputienne, mais tu t'en fous, t'as appris à vivre avec. Et puis ça te permet d'avoir une bonne excuse pour collectionner les chaussures à talons hauts. (09.) Luana, tu fais du roller derby depuis trois mois, parce que ton frère t'as intégré à l'équipe qu'il coach. T'étais pas hyper motivée au début, mais tu commences à vraiment aimer ça. D'ailleurs tu viens de te choisir un nom, Shotgun Shorty, parce que tu pouvais décemment pas passer à coté d'une référence à ta petite taille. (10.) Luana, t'as adopté un chien, sans rien dire à ton frère. Tu lui as imposé un bâtard, qui ressemble pas mal à un pitbull, un grognon un peu comme lui, qui en fait encore qu'à sa tête. Et parfois, quand tu le sors, tu te demandes qui promène qui... Bacon, de son petit nom, a le poil gris et te protègerait sûrement au péril de sa propre vie.

   
Tu sais plus quel âge t'avais. C'est un peu flou et puis s'est arrivé tellement doucement. Ça s'est insinué dans ta vie, sous ta peau, dans tes poumons. Y a que ton frère qui a été assez lucide pour ne pas se laisser embobiner. Alors quand il criait sur tes parents, que tout ça, toutes ces conneries, c'étaient n'importe quoi, toi, tu te bouchais les oreilles. Et puis, un jour, tu l'as plus vu venir à la maison. Et bientôt, tes parents t'ont interdit de lui parler, même quand il venait te voir à l'école. Alors t'as commencé à l'ignorer, t'es devenue une étrangère, parce que c'est eux qui te l'ont demandé. T'étais encore jeune, trop jeune et naïve, alors t'as rien vu venir. Tu t'es peut être posé des questions à un moment, mais puisqu'ils y croyaient, toi aussi, parce que ça devait être vrai. Tu les as suivis, dans leur folie, dans cette connerie de secte. On t'a retourné la tête à toi aussi, on t'a fait croire des choses aberrantes et le pire, c'est que ça a fonctionné !

Et puis il est arrivé, un étranger dont tu devais pas t'approcher. Une tentation bien trop grande à tes yeux, parce qu'il était beau, aussi futile ça puisse paraître. Alors t'as désobéi, pour le première fois, tu lui as parlé, une fois, deux fois, mille fois... jusqu'à ne plus pouvoir t'arrêter. Il te faisait rêver avec ses histoires de grande capitale, avec ses rêves, ses envies, tout ce que tu ne connaissais pas. T'as senti que ton cœur commençait à s'emballer dès qu'il s'approchait, dès que tu le voyais. Adolescente, t'as compris que tu l'aimais quand il t'as embrassé pour la première fois, les genoux qui tremblaient, la poitrine qui explosait, ça devait être ça. Ça ne pouvait être que ça. T'as voulu en parler, parce que c'était trop gros pour ton petit corps, aors t'as commis l'erreur de te confier à ta mère... ensuite tu ne lui as plus jamais reparlé à lui. Comme ton frère, il est devenu à son tour un inconnu à tes yeux. Ils t'ont fait croire qu'il ne représentait rien pour toi, que tout ça, ce n'était que de la manipulation, qu'il voulait se servir de toi. Tu as fini par le détester, persuadée que jamais tu n'avais eu de sentiments pour lui. Ils ont réussi à te voler ton premier amour sans même que tu t'en rendes compte.

La scène est toujours un peu floue dans ton esprit, lorsque tu oses y repenser parfois. Tu te souviens d'eux, de ces hommes vêtus de noir, de la froideur de leurs regards, de leurs mots. Ils t'ont annoncé que tes parents étaient morts, un accident de voiture... ils t'ont dit qu'ils veilleraient sur toi, que jamais tu ne serais seule, qu'ils seraient là pour toi. Mais ton monde était tellement ébranlé, que pour la première fois depuis si longtemps, ce n'était pas de leur protection que tu voulais, mais de celle de ton frère. Comme un réflexe trop longtemps oublié, que tu redécouvrais soudainement. Pourtant, tu n'as rien fait, tu n'as pas bougé, comme toujours tu as gardé le silence. Tu te rappelles moins bien du moment où la porte est partie à la volée, de comment tu t'es retrouvée dans la voiture de ton grand frère. Tout est un peu bancal dans ta tête, tu as juste cette sensation de malaise au creux de l'estomac qui te revient encore aujourd'hui parfois. Cette sensation de ne pas être vraiment à ta place, dans un univers qui ne t'as plus appartenu pendant trop longtemps. T'as évolué trop longtemps dans cette bulle et maintenant qu'elle a explosé, t'es partagée entre l'envie de vivre complètement et celle de la retrouver. Et tu t'en veux, tu te détestes pour ça, pour cette terrible envie de retrouver les Vista Temple, alors que tu retrouves à peine ton frère. Il est la seule famille qui te reste et il veut tellement bien faire, tu l'vois, tu l'sais, alors tu joues à celle que tu penses qu'il veut voir en toi. Sourire parfait, comportement irréprochable, conversation normale, tu sais donner le change, même si tout n'est qu'un mensonge. Un mensonge qui te ronge à petit feu et et qui pourrait bien détruire cette fragile relation que vous tentez de reconstruire.