si je tire la flèche au bon endroit, peut-être que le logo explosera et que ça créera une petite apocalypse. peut-être que la ville se mettra en état d'urgence et qu'on oubliera tous nos vies pour graviter autour de cette grande surface dégoulinante d'american dream qui aura disparu. tout ce rouge me donne mal à la tête et la fumée de ma cigarette parfume ma peau de mort lente. au creux du ventre, l'envie de rentrer chez moi. de faire crier mes pneus sur l'asphalte chaude en sortant du parking bondé. le frigo est pourtant vide et je crois qu'il ne me reste plus de shampoing, ni de gel douche (tu sais, je suis un peu lâche et hier il pleuvait et ça ne me donnait pas vraiment envie de sortir acheter tout ça avant le travail). mes cheveux sentent l'alcool de cette nuit, ils sont un peu collant quand je passe mes doigts dans ma frange. les restes d'une fête aux souvenirs déjà lointains, qui disparaissent trop rapidement de la mémoire. beaucoup de flou.

ma cigarette se meurt lentement et je fais tomber son cadavre au sol. je tue ce qui me tue. tout au fond de mon être, je rassemble ce qu'il me reste de motivation et je m'éloigne de ma voiture pour entrer dans ce royaume de surconsommation. je prend un panier à roues et je largue mon sac à main à l'endroit pour asseoir les enfants trop turbulents. j'appuie mes bras sur la barre et je dirige le panier sans grande conviction. je me sors un chewing gum que je commence à mâcher rapidement pour changer le goût café-clope-alcool dans ma bouche. elle est de la même couleur que mes cheveux et ça fait rire des gamins qui se sont arrêtés pour observer ma tête atypique avant de reprendre leur course à travers les allées. je me dirige en premier dans les rayons de la nourriture pour pouvoir acheter des choses comestibles en grand nombre, ce qui m'évitera de revenir ici dans quelques jours. beaucoup de surgelés, des nouilles instantanées, des fruits et des légumes que je vais finir par oublier dans le frigo. quand je tourne dans la rangée des céréales, je le remarque. ce personnage tout droit sortie d'un film en noir et blanc. celui qui a voyagé dans le futur et qui voudrait probablement retourner à son époque pour retrouver sa femme qui est très certainement actrice dans de grands films. ian semble hésiter entre deux sortes, alors je m'avance en faisant lever le nez de mon panier, puis je m'arrête rapidement près de lui.

- les lucky charms c'est les meilleures.

les p'tites guimauves, c'est le truc bien avec ces céréales-là. parfois, je m'assoie devant la télé et j'fais que manger les guimauves par réflexe. pour ponctuer mon affirmation, je lui offre un grand sourire qui contraste avec les cernes sous mes yeux et mes cheveux gras en chignon trop haut et mal fait (comme la tour de pise et mon corps vêtu de cette robe en dentelle noire qui semble ramasser toute la saleté des planchers partout où je vais.

Le blanc clinique du plancher et des murs forçait Ian à plisser les yeux pour pouvoir voir le monde se dessiner devant lui. Cette boutique était comme un film surexposé ; les couleurs avaient disparu et laissaient place à des figures déteintes et fantomatiques qui dansaient sur un fond ivoire sans fin. Ian se demandait s’il devait rebrousser chemin, s’il devait repasser à travers ses portes mécaniquement diaboliques et aller ailleurs, le petit marché au coin de sa rue, par exemple. Ce n’était pas le petit marché qui, se répétait-il, avait des soldes monstres sur la nourriture peu cher dont il raffole. Ce n’était pas le petit marché qui, se répétait-il incessamment, offrait des combos orgiaques sur les produits dégueulasses dont il s’empiffre pour survivre. Non non, c’était la cible rouge et blanche qui offrait tout ça, celle qui se trace sur le corps blanc des chiens innocents où sur les murs crèmes de la chambre de Rosario Dawson. Il devait y rentrer. Prendre son courage à deux mains. Plisser les yeux bien forts au risque de causer l’engourdissement de ses voiles cutanéo-musculo-membraneux. Et se faire un chemin à travers les allées.

La lumière était pénible. Ian regardait le sol et marchait d'un pas lent. Même le plancher était comme un miroir reflétant toute la lumière du soleil. Il se demanda s'il y avait des lunettes fumées quelque part. Il aperçut le pied d'un stand, ceux qui ont quatre côtés et qui peuvent tourner sur l'axe central. Il leva les yeux et y vit des lunettes de toutes les formes et de toutes les couleurs. Personne ne lui causerait de tort s'il revenait les porter par la suite, ce n'était qu'un simple emprunt. Ne se souciant guère de son apparence, Ian prit les premières qu'il vit et les enfila rapidement, l'étiquette pendant sur le côté de son visage. Apparemment, elles étaient orange. Le film surexposé était soudainement colorié ; on avait décidé que cette scène méritait un ton sépia. Pouvant enfin se déplacer comme un être humain normal, il lut les grands caractères sur les affiches et arriva près de la nourriture, le seul endroit qu'il tolérerait voir dans ce temple dédié au consumérisme américain. Le lieu était bien trop grand ; il redoutait que son périple allât durer plusieurs heures. Il sortit une petite liste pliée et jaunie de la poche droite de son pantalon. Dessus était écrit en petit caractère tout ce dont il avait besoin : du pain (deux pour le prix d'un), des céréales, du lait, du jus d'orange (le gros format au prix d'un petit), des mets préparés, du sucre, du thé (noir), de la crème glacée, des grains de maïs, des amandes, de la soupe (aux tomates et/ou carotte) et du chocolat de Pâques en rabais. Parce qu'il voulait garder ce qu'il y a de plus lourd et encombrant pour la fin, il se fit un ordre dans sa tête ; premièrement, il allait prendre le pain, puis les céréales, puis le thé, puis les amandes, puis les grains de maïs, puis la soupe, puis le sucre, puis les mets préparés, puis le lait, puis le jus et pour finir le chocolat de Pâques en rabais puisqu'il était sûrement près des caisses. Serrant fort dans ses mains le petit panier rouge qu'il avait pris à l'entrée il alla chercher son pain étouffé dans un sac de plastique puis se dirigea vers les céréales. C'était l'endroit qu'il aimait le moins au monde. Trop de choix, trop de saveurs. Il contemplait les différentes illustrations et se demandait ce qui l'alléchait le plus. Devait-il faire un choix santé et opter pour un produit destiné pour les adultes ou plutôt choisir l'option enfantine ? Celle-là avait des guimauves. Il n'avait pas mangé de guimauves depuis des siècles et des siècles. Une voix retentit derrière et lui et le sortit de ses pensées. Sursautant, il se retourna effrayé, se demandant qui pouvait bien lui recommander des céréales dans cet endroit maudit. C'était l'olive rose, celle qui travaille où les filles se dandinent pour le plaisir des hommes gras.

- Je vais les prendre alors, dit-il, un mince sourire sur les lèvres.

Il les enfouit dans son panier et regarda Olive. Il aimait bien son chignon, même s'il menaçait de tomber à tout instant. Il vit qu'elle aussi elle avait un panier.

- Tu fais souvent tes courses ici ? Je ne connais pas du tout l'endroit.   

ian serre bien fort son panier d'une main et la boîte de céréales de l'autre. il a peut-être peur qu'un des deux prenne les gens à son cou et dévale les allées blanches et trop éclairées de l'établissement. plus de déjeuner ou plus de grains de maïs, thé et autres aliments pèle-mêle. ? il choisi les deux et s'accroche à eux comme on s'accroche à la vie. il a l'air un peu surprit de mon intervention inattendue sur sa grande hésitation. choisir ce qu'on va manger le matin, c'est toujours important. enfin, c'est ce que ma mère m'a déjà dit quand j'étais ado. c'est ce que j'ai toujours entendu. c'est le repas le plus important de la journée. sauf que moi, le déjeuner, c'est souvent le souper. et ensuite, c'est la nuit, mais avec le soleil. ne pas dormir le jour me déstabilise toujours un peu. je suis une fausse vampire. si j'étais dans une série télé, je serais probablement l'enfant gothique qui évite la lumière et qui essaie de boire du sang parce que c'est cool d'être différent et de trouver sa place dans la chaîne alimentaire des monstres. ian place la boîte dans son panier et moi je souris. j'hoche même la tête pour lui montrer que j'approuve son choix.

- c'est bien. je suis une fine connaisseuse des céréales et je peux te dire que tu auras plus de plaisir à manger celles-là que les céréales pour grandes personnes responsables.

sauf que je crois que ian, il est plus grand et plus adulte que moi. c'est peut-être son âme vieillie par ses films en noir et blanc qui lui donne cet air. je fais avancer et reculer mon panier sans arrêt, comme une gamine hyperactive en manque d'action. je regarde l'étalage des céréales et je me décide à prendre une boîte de lucky charms moi aussi. il m'a tenté. je la lance dans le panier sans faire attention au fracas que ça fait (une dame sursaute plus loin et se retourne vers nous (je souris, elle fronce les sourcils)).

- ouais, parce que c'est moins cher ici qu'à l'épicerie du centre-ville. j'aime pas trop l'endroit, mais c'est l'mieux que je peux trouver pour mon budget.

je fais une bulle avec ma gomme et elle éclate sur mes lèvres rosées. j'enlève c'qui reste collé à mes lèvres et j'regarde à la fin de l'allée.

- tu veux que je te fasse visiter ce lieu mythique et historique de la surconsommation ?