« Café noir serré et une part de tarte à la noix de Pécan ? », fanfaronne la serveuse en papillonnant des yeux. Je vois bien, à travers mes lunettes de soleil – qui me protège seulement d’une gueule de bois et de cernes vertigineuses – qu’elle me fait du gringue et ça, chaque matin, inlassablement. Si encore elle était jolie, peut-être que je l’aurais déjà sauté mais elle n’a pas le physique hollywoodien auquel j’ai été tant habitué depuis que ce qu’il y a entre mes jambes s’éveillent au moindre morceau de peau dénudé. « Ouais », j’articule avec lassitude avant de sortir un billet pour régler l’addition. Tous les deux jours, je viens ici et prends le même petit déjeuner. Un matin sur deux, je reste chez moi pour faire plaisir à ma mère qui veut ressouder la famille et mon père, qui veut montrer l’image d’un clan uni dans le scandale. Conneries. Nous ne sommes soudés que pour une chose : l’argent. J’écoute mon père pour en amasser davantage et lui me brosse dans le sens du poil pour espérer avoir un chèque à la clé. Il ignore que je ne suis pas dupe et qu’il n’aura pas un centime de mon argent, si tant est qu’il ne m’en reste si cette saleté de mère avec son marmot continue à colporter les rumeurs sur une soit disant paternité. Je pars m’installer en attendant qu’on vienne me servir et alors que je m’apprête à m’asseoir, je me ravise. Mon regard se pose sur cette gazelle sauvage que je ne cesse de croiser, ici. Elle n’est clairement pas de Liberty, autrement, elle ne déjeunerait pas constamment seule, plongée dans son iPad ou son iPhone. Son physique ne me laisse pas insensible et plus je la regarde, plus des images interdites et charnelles me viennent en tête. Ce sera plutôt facile, j’en suis convaincu : un petit sourire ou deux, des œillades, des compliments et bientôt, elle gémira sous mon corps, dans mon pieu ou dans sa caisse. Personne ne me résiste, après tout : je suis Jasper Low. D’une démarche déterminée, je m’approche de sa table et m’y appuie, biceps contractés. « J’peux m’asseoir à votre table ? »

Mon regard suit celui de la jeune femme vers la serveuse, qui semble visiblement contrariée que je ne me sois pas assis à une table, comme d’habitude, où elle vient me parler dès qu’elle n’a plus personne à servir. Je tourne mon regard vers la brune et hausse des épaules. « Je ne m’intéresse pas à quelqu’un qui m’a volé mon goûter en maternelle », je réponds d’un ton totalement détaché. L’anecdote est toutefois vraie. Dans cette petite ville, dans la même tranche d’âge, il est difficile de ne pas se connaître – sauf lorsque l’on n’est pas natif, comme la brune -. Je m’installe après qu’elle m’ait indiqué la chaise libre face à elle et m’accoude à la table. Mon rire, léger, se joint au sien. La serveuse vient me servir. Je ne la remercie pas. Je ne lui accorde même pas un regard, mes pupilles sont bien trop rivées vers Ainsley. Nous nous sommes échangés des formalités dont notre prénom, un matin, très brièvement. Ce matin, j’espère que la conversation sera plus riche ce matin. En tout cas, c’est bien parti pour et je suis motivé à ce que cela se poursuive. « C’est totalement injuste ! », je m’exclame faussement outré avant de tremper mes lèvres dans ma tasse. Il est brûlant mais comme je l’aime. Je m’empare de ma cuillère et la tend à Ainsley avant de mettre la petite assiette contenant ma part de tarte aux noix de pécan. Puis, je m’empare de la fourchette pour tout de même pouvoir en manger. « Vous n’êtes pas de Liberty ? », je finis par demander. La question me brûle les lèvres. Même si cela fait des années que je ne suis pas venu ici plus d’une semaine (pour les fêtes, les anniversaires, les mariages des copains d’enfance), je doute qu’elle soit arrivée pendant mon absence. Un pressentiment. « ... ou alors, j’ai raté des choses très intéressantes pendant mon absence ». Sourire en coin, charmeur. Bam, mon principal atout.

J’ai visé juste. Ainsley n’est pas de Liberty. Un sourire victorieux s’affiche sur mes lèvres alors qu’elle me dit que j’ai raison, confirme mes doutes. Avec surprise, j’apprends qu’elle est New-Yorkaise, là où j’ai vécu pendant toute mon adolescence pour me permettre de vivre une carrière épanouie mais également d’être plus proche des vices qui la ruinent actuellement, à l’aube de mes presque vingt-cinq ans. « J’ai vécu dix ans à New-York », j’annonce entre deux répliques avant qu’elle ne m’adresse un clin d’œil qui me donne chaud. Je suis conscient de son regard sur mon torse si bien que je me permets de la détailler, également, notamment des lèvres pulpeuses qui me paraissent naturelles. « Malheureusement », je réponds tout en me servant un nouveau petit bout de tarte. Je l’avale lentement, m’en délectant. Je me redresse assez brusquement, surpris de sentir son pied contre le mien. Est-ce volontaire ou lié à ce clin d’œil ? J’ai un léger doute. Je repose ma fourchette pour m’attaquer à mon café, dont je bois une longue gorgée. « Ouais, j’suis un enfant de Liberty », je réponds sans trop d’enthousiasme. Je déteste cette ville et y revenir me donne l’impression d’avoir échoué. Ce qui est plus ou moins le cas même si j’ai toujours des propositions de contrats malgré les scandales qui m’entourent : je suis une machine à frics, soyons lucides. « Mais comme je te l’ai dis », je continue en passant au tutoiement, moins formel pour des jeunes de notre âge, « j’ai vécu presque dix ans à New-York : je suis de retour depuis seulement quelques jours ». Loin de m’imaginer que ça, elle le sait déjà très bien et pas en lisant les journaux : en écrivant les articles qui sont dedans.

« Sacrément dommage, même », je complète avec un sourire charmeur à travers ma barbe naissante de trois jours. Celle-ci a le don de faire enrager mon père car cela m’éloigne de l’adolescent que j’incarne dans ma série et qui fait fantasmer les filles. Mais les femmes, elles, préfèrent, du moins c’est ce qu’elles me disent car cela fait plus viril. Je ris en y pensant : à vingt-quatre ans, je n’ai même pas le droit de choisir quand je me rase, pour mon image. Je déteste cette image, nom de dieu, de gamin lisse que je dois paraître. Les journaux, eux, ont bien compris que je ne l’étais pas. Ils ont bien compris que j’étais un camé, trop tenté par la boisson, les femmes et même parfois, les hommes mais ça, ils ne l’ont pas encore découvert. Ma bisexualité est un secret que je veux garder bien au chaud. Je n’imagine même pas la catastrophe si elle venait à s’apprendre. Ainsley me demande pourquoi je suis revenu et je ne peux pas m’empêcher d’être surpris. « Wow, tu ne lis pas la presse à merde ? », je demande, étonné. Celle-ci ne cesse de titrer mon retour dans ma ville natale ainsi que l’affaire Billie Jean – paie l’originalité du titre -, à mon plus grand malheur. Pour me réconforter, je reprends une bouchée de ma tarte en pensant qu’il va falloir reprendre une part car à deux, elle descend bien trop vite à mon goût. Ainsley sait-elle qui je suis ? Si elle a vécu à New-York, elle n’a pas pu échapper à ma tête placardée sur les abris bus ou sur d’autres panneaux publicitaires pour les nouvelles saisons de ma série. « Pas dans le bon sens du terme mais ouais, y’a une femme derrière mon retour ». J’arque un sourcil alors qu’Ainsley me dit que cela serait dommage. « Ah ouais ? », je demande d’un air charmant et arrogant à la fois, celui pour lequel je suis le plus doué.

Une cosmopolite comme Ainsley ne peut pas ignorer qui je suis. Je suis donc soulagé – en quelque sorte – lorsqu’elle me confie que mon visage lui est familier. Je me frotte la barbe avant de lui en expliquer la raison, loin de m’imaginer qu’elle connait en fait ma vie sur le bout des doigts et épie le moindre de mes faits et gestes. « Je suis acteur. Et toi, tu fais quoi dans la vie ? ». Je me passe bien de lui dire que je joue dans la version masculine peu virile d’Hannah Montana pour les mecs, un ado de seize ans et que je suis idolatré par des minettes qui n’ont parfois, pas encore leur menstruation et un soutien-gorge sous le tee-shirt. Ainsley me demande de plus amples informations sur cette fameuse femme. Je hausse des épaules. « C’est compliqué », je réponds en espérant éluder le sujet. En fait, c’est tout à fait simple : ai-je couché avec elle ou pas, il y a quatre ans, lorsqu’elle est tombée enceinte ? Sauf que j’ai à peine du mal à me souvenir de la fille à qui j’ai fait du gringue il y a quatre jours alors plusieurs années ? Impossible. Mon sourire s’agrandit lorsque la jeune femme m’invite clairement à lui faire visiter la ville et qu’elle aurait été embarrassée qu’une femme soit dans mes pantalons pour m’empêcher de le faire. « Visiter Liberty ? Il n’y a pas grand-chose, on fera vite le tour … malheureusement ». Je ne vois pas les minutes défilées lorsque je parle avec Ainsley. Je suis totalement captivé par ses yeux, ses lèvres naturellement charnues, son décolleté très attirant, ses courbes… et j’en passe. « La seule Madame Low qui pourrait poser problème, c’est ma mère », je plaisante. Au fond, ce n’est pas tout à fait une plaisanterie mais Ainsley ne doit pas le savoir. Personne ne doit savoir combien désormais, ma mère me méprise et a honte de moi. Je l’ai entendu, l’autre soir, dire à mon père que ma carrière était la plus grosse erreur de sa vie. Et si mon père pense à l’argent, à tout ce que cela lui apporte, ma mère, elle, regrette l’enfant que j’étais avant la célébrité et l’argent à foison. Un gamin quelconque, timide, mal dans sa peau. Un gamin que je déteste. Je me sens si bien, désormais. Ou du moins, c’est ce que j’essaie de me convaincre.

J’opine du chef en l’écoutant m’annoncer qu’elle est vendeuse en cosmétique mais que pour le moment elle est surtout sans emploi, le temps de s’adapter à Liberty. Ce qui ne devrait pas prendre longtemps puisqu’il est fort probable qu’elle s’aperçoive rapidement combien cette ville est minablement pathétique et qu’elle se barre en courant vers les mondanités new-yorkaises, mille fois plus attirantes. Je soupire, avec cette envie de partir à laquelle je ne peux pas céder. Depuis dix ans, aucune envie ne me résiste pourtant mais celle-ci, je ne peux pas y succomber. Je n’ai pas le choix. Je suis prisonnier de la décision de mon équipe qui a décrété qu’il fallait que j’étouffe l’affaire en me montrant comme un enfant modèle auprès d’une mère qui ne me dit même pas bonjour et ne m’adresse pas un regard lorsque j’entre dans une pièce, convaincue de la véracité des rumeurs. Certaines sont exactes, bien entendu mais d’autres, non. « Quand on est petit, on délire tous d’être connus, tout ça, forcément mais c’était pas ma vocation. Je faisais du théâtre au lieu du foot mais c’était pour m’amuser, je ne pensais pas que j’en ferai mon métier mais mon père a pris le truc à bras le corps et a réussi à me trouver un premier contrat. Puis un deuxième et ainsi de suite, des petits rôles jusqu’à ce que je tourne pour James Cameron et que ça décolle, quand j’avais neuf ans », je lui explique. Aucune exclusivité, ma page Wikipédia l’explique très bien et sans doute mieux que moi, plus distinctement. Le téléphone d’Ainsley sonne. Je n’y prête pas attention. Une fille comme elle, ça doit avoir une sacrée vie sociale et ses proches doivent s’inquiéter de sa santé mentale d’être venue ici. « Y’a rien à dire sur elle », je dis d’une façon assez sèche afin qu’elle comprenne que je n’ai pas envie d’en parler. La serveuse vient à contre-cœur nous redonner une part de tarte que j’ai réclamé et que je règle en lui donnant un billet et en la sommant de garder la monnaie. « Je te donne rendez-vous ici à vingt et une heure, ça te va ? Ensuite, je te montrerai quelques bars … branchés – tout est relatif, hein – et peut-être un tour en boîte. Ils auront peut être évolués et passeront de la musique de notre siècle », je m’esclaffe.