Mes pas m’ont amenés ici, comme un papillon de nuit est attiré par la lumière aveuglante d’une ampoule. La comparaison est juste. Papillon de nuit, oui, aux ailes fragiles, hébété, happé par les lumières de la ville, celles de jolies maisons. Je suis l’insecte à qui on ferme la fenêtre, qu’on ne veut pas laisser entrer, que l’on chasse, que l’on tue parfois. Je suis l’ombre menaçante dans la rue, pourtant inoffensive.
Je suis bien là.
J’ai un peu fumé, un peu bu.
Je me sens immergé dans la vase, encore une fois, j’ai chaud, j’ai froid, je tremble un peu. J’ai ce sweat sur le dos, sale, un peu troué. Il a vécu presque autant que moi, il a vécu les errances, les dérives, les fatigues, les courses-poursuites. Il sent la peur, la haine, la sueur, il est maculé de terre, de pollution. Il me reflète.
Je n’ai rarement été si profondément enlisé, je crois. J’ai le cœur qui bat et qui veut s’arrêter de battre à la fois, je me sens perdu, égaré, essoufflé. Je ne sais plus vraiment où je suis à Liberty, j’ai l’impression que le mobil-home est à cinq cent kilomètres d’ici et que je ne reverrais plus le visage familier de Noa.
Je me laisse alors glisser contre le portail froid d’une grosse baraque.
Le souffle court.
Mes doigts glissant sur mon front humide, mes yeux affolés cherchant quelque chose, du renfort, sûrement. De l’aide. Je me sens faible, impuissant, j’aimerais qu’on m’enterre là, dans ce joli jardin, sous les étoiles, sous les arbres, près des fleurs. Devenir racine, arbre à mon tour.
L’abrutissement des drogues m’emporte, me traîne au fond de moi-même, tire ma carcasse dans la crasse.
De quoi j’ai l’air ? D’un sdf, d’un perdant perdu, d’un paumé, d’un égaré, d’un sans le sou – la version éméchée et répudiée d’Arthur Rimbaud, la poésie en moins, la réalité de l’existence en plus.

Et puis, mystérieusement, comme un phare dans la tempête, une sorte de miracle, une main tendue, comme il en existe que dans les belles histoires, celle où tout est rose, où tout est blanc, où les méchants sont vaincus et les gentils deviennent les rois.
Je hoche vaguement la tête quand elle me parle, je la sens qui me soulève et nous entrons dans cette demeure. Je me retrouve étendu sur une surface molle. Je ne sais pas ce qu’il se passe – à vrai dire je suis bien trop dans un état latent et faible pour comprendre. Je l’entends qui fouille, cherche. On dirait que ce n’est pas chez elle.
Le silence était roi.
Bien vite se trouvait une source d’eau pure et fraiche à mes lèvres, je m’y accrochais avec force.
- Ça va ? Si t’as besoin de quelque chose tu me le demandes, en attendant bois un peu, ça t’aidera à désaouler.
Je la regarde avec étonnement.
- Je savais pas que ça existait les gens purement altruistes qui aident les déchets ambulants de mon espèce.
Je laisse échappé un rire qui suinte l’étonnement, l’incrédulité.
- Mais … merci.

J’ai l’impression d’être un gamin recueilli sur le bord du trottoir, à qui on donnerait un peu d’amour et de tendresse. Je savoure ces attentions, ce gant de toilette humide sur mon front fiévreux, la bouteille d’eau à proximité de ma bouche et la présence de quelqu’un, la dissolution de la solitude.
- Ne me remercie pas, j’te fous plus dans la merde qu’autre chose.
À cela je laisse échapper un rire, à cause de mon état second, sûrement. Je voudrais lui dire tu sais, je suis déjà dans la merde, je plonge dedans tous les jours, j’y bois la tasse. C’est mon quotidien à la mauvaise odeur, aux mauvais jours …
Elle fait des allers retours incessants dans la pièce, j’en aurais presque le tournis.
- Dès que tu vas mieux on dégage ; et surtout, n’allume aucune lumière.
Je me redresse alors, en fronçant les sourcils. Je cherche dans les poches de mon blouson mon paquet de cigarette et mon briquet, je m’y reprends à quelques reprises avant de l’allumer.
- Mais attends, on est pas chez toi, là ?
Je laisse échapper un nouveau rire.
- Raison de plus pour profiter de la maison avant que les occupants ne reviennent.

Mon œil ne parvenait pas à rester fixe à cause de tout ce qui flottait dans mes veines et la fumée de ma cigarette trouble encore plus ma vision. Celle-ci se perdait sur les murs richement décorés, sur les meubles au bois noble, sur la fille aussi, qui m’avait peut-être sauvé avec sa bienveillance, ou du moins évité le passage par le poste de police, au moins pour dessaouler.
Elle me parle de colère et de destruction.
Son rire résonne dans l’air, je ne sais pas s’il est sincère ou amer. Peut-être sincère dans l’amertume. Mais à ses mots je hoche doucement la tête et je partage son rire pour quelques secondes. Je ne sais que trop bien de quoi elle parle.
- Oh j’en ai envie, tu sais. Parfois je laisse faire, je gueule, le brise, je serre les dents et les poings. Il faut laisser sortir. Mais oui, c’est un drôle de principe que de se réjouir du bonheur d’autrui. Ce n’est pas le mien, en tout cas.
Un ricanement s’échappe de mes lèvres entrouvertes.
Le bonheur des autres, quand ce n’est pas un autre que j’aime, m’écœure. Alors c’est peut-être de la jalousie, de la colère, le poids de l’injustice. Je ne sais pas. Mais il me semble que j’ai tellement de noirceur autour de moi, tellement d’odeurs putrides, de méandres obscurs, que je ne sais apprécier la lumière qui émane d’autrui. Ça m’est impossible.
- C’est quoi ton nom ?