[WHEN THE TIGERS BROKE FREE]



L'Américain de base? Un peu, mais en mieux. Abram c'est l'Américain oui, mais celui qui s'est sauvé de la base, justement. À l'image de Forest qui s'arrête jamais de courir, Abram lui il s'arrête jamais de rouler.

Sa vie, elle est tracée sur les routes, le macadam qui brûle sous le soleil californien et les cheveux au vent... Comme dans les vieux films (sauf qu'Abram il a pas les cheveux assez longs pour que ça ondule, en fait). Les marques de pneus qui dérapent sont les souvenirs laissés derrière. Ceux qu'il veut bien laisser. Sinon à part ça, on n'a comme réminiscences de lui que son visage et ses mots (parfois son odeur qui sent le cuir et le cambouis, puis la fumée cancérigène des poumons). On pense aussi à lui quand on rentre dans un garage et qu'on voit toute la ferraille qui luit sous la lumière des néons. "Ce modèle-là, Abram l'aimerait bien" C'est ça qu'on dit.

(En vérité on peut le trouver partout Abram, et c'est étrangement la raison pour laquelle il est si difficile de mettre la main dessus)

Abram c'est beaucoup de choses. Avant d'être le mystère, c'est la terre, c'est le vent, c'est le bruit de l'océan et la chaleur du brasier. Il est l'homme cosmos qui renferme ses secrets bien gardés et libère à la place une infinité de couleurs pour les aveugler tous. Comme ça personne ne lui pose de questions sur son passé, personne ne touche de corde sensible. C'est plus simple, il le sait. Alors simple, c'est ce qu'il devient.

Abram c'est aussi une figure qui se respecte et qui écoute. C'est un grand, un adulte, alors on se dit qu'on n'a pas le droit de l'approcher avec de la vulnérabilité et la pluie au bord des yeux... On se trompe. Abram, même s'il est pas toujours capable de renvoyer la part des sentiments qu'on lui donne, il accepte tout ce qu'on lui partage. Il jugera pas, la tête occupée sous le capot des voitures à faire tourner les clés à molette. Non, il écoutera juste, dira parfois Oui, parfois Mmm, parfois Peut-être.

En fin de compte, c'est quelqu'un d'assez complet, Abram. D'assez tout. Du genre qui demande rien, qui en veut jamais trop. Peut-être que ça cache un passé qui en a trop eu justement, on sait pas. Faudrait lui demander, secouer un peu les terres du passé. Oui, mais on sait bien que c'est risqué de faire ça, alors on essaye pas... Mais ça, c'est l'effet Abram et la mécanique du cœur. Tu passes ou tu casses.

« Dis Abram, à quoi tu penses ? »
Pourquoi tu veux savoir?
« Ça m’intrigue. Personne sait jamais ce qui se passe dans ta tête, où tes pensées elles vont.
Moi j’veux savoir. Dis-moi. »
T’es là, avec moi. C’est tout c’qui compte, rien d’autre.
« Mais tes pensées elles vont pas dans cette conversation. Tu mens, Abram. »
Y a quelque chose sur quoi je devrais dire la vérité ? Je mens sur rien du tout.
« Où ça va, toi et moi ? »
Je te laisse me le dire.
« Est-ce que tu m’aimes ? »
Oui.
« Je parle pas des bêtises comme Tu m’aimes bien, je te gave pas?
Mais est-ce que tu m’aimes : tu me reconnais ? »
…
« C’est plus difficile comme ça, hein ? Bon, c’est pas grave. »
Ouais.
« ... Dis. Je commence à avoir faim.
On peut aller manger un morceau à la grand place ?
Ils font des super bons burgers. Et c’est pas cher. »
Je crois que j’ai oublié mon fric à la maison.
« Quoi, non… Aaaah. Tu vas pas faire le sacrilège de me laisser payer? »




Peut-être. J’ai pas faim moi.
« Tu le sais, Abram ? Tu es égoïste. »
Je sais.
« Et tu sais quoi d’autre ? »
Beaucoup de choses. Comme par exemple : Je suis un menteur.
« Pas toujours… Heureusement. Je ne serais pas revenu(e) sinon. »
Explique-moi pourquoi.
« Mais c’est évident, non? Parce que je t’aime. Et je te vois venir : pas ce genre d’amour-là. »
C’est quoi alors ?
« Moi je te reconnais. Toi, tu ne me reconnais pas. »

Son interlocuteur essaye de comprendre, de saisir. D’attraper Abram. Mais Abram n’est pas ici. Il n’est pas à côté. Il ne fume pas et n’a aucun argent, pas même à la maison. Abram est déjà parti. Et peut-être qu’il n’est jamais venu.

Quelqu’un qui possède un visage, un corps, un sourire, une voix, des pensées. Mais l'organe de la vie demeure quelque part oublié, enseveli sous toute cette terre retournée. Peut-être bien qu’il manque certains vis à Abram, ceux qu'il donne à ses machines. Des boulons essentiels qu’on appelle le cœur.