[a lot on my mind]

[UN] Il a un bocal invisible calé dans sa tête. Un minuscule bocal où tous ses souvenirs sont enfouis les uns sur les autres. Un espèce d'entassement de sentiments qui lui filent des frissons quand il y pense. Tout au fond, il y a son enfance, tranquillement installée, sereine, à moitié étouffée par tout le reste. Une part de sa vie qu'il ne rejette pas encore ; faîte d'après-midi à accumuler des bêtises avec ses frères et sœurs et de moments à courser les chats de la voisine pour leur jeter des cailloux. Il a jamais aimé ça, Bruce, les chats, p't'être à cause de celui de sa tante qui l'avait griffé au visage alors qu'il voulait lui donner un bain en étant môme. Il l'a jamais digéré, rancunier de l'extrême.
[DEUX] Il a toujours voulu être un type bien mais sa réputation l'a rattrapé. Bruce est le fils d'un père brigand qui avait déjà fait son nid dans le monde de l'illégalité. Alors, le bûcheron est né dedans. Plongé dans l'ombre de son père, béni par son image de fauteur de troubles. Il aurait voulu avoir assez de courage pour se dégager de ça mais il a été trop faible. Une fois son père trop vieux, Bruce est devenu malgré lui le leader d'un petit groupe de brutes qui semait la terreur dans le coin. Il a pas su mettre un stop, grisé par le pouvoir et l'argent sale mais facile. Sans compter que son entreprise de production de bois qui coulait lentement mais sûrement. Le trafic de drogue, c'est le genre de planque dans laquelle on peut se cacher sans se poser de questions.
[TROIS] Ethel, la plus belle chose qu'il lui soit arrivée de toute sa vie. Il en est tombé amoureux immédiatement. Tu sais ce genre de sentiment bizarre qui te donne la sensation de connaître une personne dés le premier instant. Ce même sentiment qui te donne envie de finir ta vie avec cet être là et pas un autre. Ils ont tout fait à une vitesse folle, se sont embrassés dés la première demie heure, ont couché ensemble le premier soir, se sont rappelés dés le lendemain, ont emménagé ensemble quelques mois après. Une vitesse folle, aussi vive que la passion qui les animait. Ces deux là sont allés jusqu'au mariage, prêts à se promettre amour et fidélité même dans les pires moments. Un enfant est né de leur idylle bourrée d'illusions. Parce qu'au fond, Bruce n'a jamais été capable d'offrir une vie descente à Ethel. Il l'a usé au lieu de la protéger.
[QUATRE] La prison leur est tombée sur la gueule subitement, un peu comme un ouragan qui ravage toute une île. Il savait pas faire un plat de nouilles Bruce mais de la dope, oui. Sale con incapable de donner de son temps pour les bonnes choses. On l'a découvert, lui et tous ses petits copains. Balancés en taule, comme ça, sans un merde ni mange.
On l'a arraché à sa famille sans s'excuser, sans essayer de lui trouver des circonstances atténuantes comme sa foutue entreprise qui lui pompait tout son fric, qui l'aurait empêché de nourrir son propre gosse tellement qu'elle était dans le négatif. Négatif, comme lui, comme toute sa putain de vie,
comme sa réputation faite depuis des millénaires. On lui a découvert tellement de fautes et de magouilles qu'il en a eu pour douze ans, Bruce. Douze ans, comme le film mais pas d'esclavage pour lui, juste de taule. Fin, juste. Ses seules raisons de se battre (son mariage et son gosse) n'ont pas survécu à cette sentence. Elle s'est barrée, Ethel, elle lui a dit qu'elle résisterait pas à douze ans sans lui alors il a accepté, qu'elle demande le divorce, qu'elle le plaque dans une salle de parloir et qu'elle le raye de sa vie.
[CINQ] Bruce est comme une tortue d'eau que l'on a balancé dans un aquarium trop petit. Les murs sa cellule l'ont empêché de se développer, de s'ouvrir au monde et devenir celui dont il a toujours rêvé. Il a passé des mois dévoré par la haine et la rancœur, prêt à sauter à la gorge des gardiens, passant plus de temps au mitard qu'avec ses copains de cellule. Pendant tout ce temps, Bruce a cherché des coupables, cherchant à déverser sa haine là où il ne fallait pas. Finalement, après des années à cogiter et détester la terre entière, c'est contre lui-même que tout cela s'est retourné. Parce que s'il y a bien quelqu'un à qui il doit en vouloir c'est lui-même. Il est le seul responsable de sa perte, son propre tueur à gage.
[SIX] Il est devenu plus calme et plus posé avec les années mais n'a pas perdu contact avec ses anciennes mauvaises fréquentations. Elles l'attendent, dehors, décidées à l'accueillir bras ouverts,
à l'aimer comme personne n'a jamais su le faire pendant tout ce temps mais aussi à le tirer vers le fond. En ramassant ses dernières affaires dans sa cellule Bruce s'est fait la promesse de ne plus retomber là-dedans, de rester sur le droit chemin, d'espérer un jour pouvoir rencontrer l'enfant qu'il n'a pas vu grandir mais qui existe quelque part, en chair et en os. On l'a pourtant prévenu, qu'Ethel avait refait sa vie, qu'elle avait fondé une famille et que sa sortie ne changerait rien à tout ça. Il ferme sa gueule, Bruce, il essaie de pas faire de vague mais il peut pas supporter de la savoir avec un autre. S'il ne lui dit rien, s'il prend sur lui c'est parce qu'il l'aime encore assez pour ne pas lui gâcher la vie une seconde fois.
[SEPT] C'était prévu depuis le début qu'il irait vivre avec son sa sœur. Même avec les années la promesse ne s'est pas faite la malle parce qu'il est là maintenant, installé dans la chambre d'ami. Il a aussi retrouvé sa bécane, celle qui dormait au fond du garage, pleine de poussière et recouverte d'un drap qu'il avait posé avant de rentrer en taule. Lorsqu'il se rend à l'épicerie avec celle-ci tous les regards se tournent vers lui parce que personne n'a oublié que c'est avec elle qu'il sillonnait les rues avec son groupe de bandits. Il a fait la une des journaux, on a parlé de Bruce pendant des semaines. Star des bas étages, roi des mensonges, prince de la drogue. Tu parles d'un titre, il aurait préféré finir clochard que se supporter la haine de tout le monde. Toutes les mères du coin l'ont accusé d'avoir détruit leur enfant, d'être l'unique responsable de leur chute dans la drogue alors que Bruce ne connaissait pas la moitié des noms qu'on lui énonçait. Une fois arraché à l'ombre et exposé à la lumière, on a pris Hemingway pour lui rejeter toutes les fautes dessus. Parce que c'est toujours plus simple de se dire qu'à la fin de l'histoire, il y a un monstre. Dans toute sa cruauté et sa connerie, Bruce était rassurant. Tendre paradoxe qui revient hanter les rues de Liberty. Si ça tiendrait qu'à lui, il serait pas ici mais il a pas un rond en poche pour s'en aller alors il reste là, à bosser pour trois sous et chercher Ethel dans chaque recoin de rue.
[HUIT] L'escalade c'est sa nouvelle passion, il y passe tous les week-end, ça l'aide à s'évader, à ne penser à rien d'autre. Une partie de sa paye part là-dedans parce que ça l'empêche de déconner, d'avoir des idées noires et de devenir une véritable bête de foire. La nature est certainement le seul truc à l'heure actuelle qui puisse le calmer et l'apaiser. Parce qu'il sait que ses démons ne sont jamais bien loin, qu'ils seraient capable de remonter à la surface pour le pousser dans ses retranchements. Au fond, Bruce ne fait qu'anesthésier son esprit, se force à être un zombie parce qu'il a  toute la justice à ses trousses. Elle n'attend qu'une erreur de sa part pour lui remettre les menottes. Mais lui, il préfère crever que recommencer ce long périple.
[NEUF] Sa sœur, six ans de moins que lui. Ils s'entendaient pas ces deux là, gueulaient sans cesse l'un sur l'autre. Elle qui le regardait de ses yeux bleus 'on serait tellement mieux si t'étais pas venu au monde' et lui qui la traitait de salope parce qu'il avait rien d'autre en stock. C'est la seule à être restée à ses côtés, à l'avoir secoué, à lui avoir dit ses quatre vérités sans avoir peur de prendre des coups. Les douze dernières années les ont soudés même s'ils restent encore des tensions. Si Bruce est enfin dehors, ce n'est que pour prendre soin d'elle, la protéger et l'aimer là où il a échoué avec Ethel. Il reporte sur elle tout cet amour qu'il ne sait plus où donner.
[DIX] Les sites de rencontre, son récent échappatoire. Bruce passe ses soirées là-dessus, à discuter et programmer quelques rendez-vous qui se terminent en coup d'un soir rapide. Il ne prend pas la peine de donner des nouvelles, se perd simplement dans la chaleur de la chair. Il aimerait tellement passer à autre chose, se trouver quelqu'un à aimer mais son cœur fait un blocage. Le taulard s'est bien amouraché d'un type en taule mais une fois les murs tombés, il a eu la sensation d'avoir été victime de son désespoir et du manque de sexe. Il est pas fait comme ça, Bruce : pour aimer les hommes. En douze ans, il a juste eu besoin de rapprochements, de caresses et de sourires échangés. Ça lui faisait du bien quand il était enfermé mais maintenant qu'il est dehors, rien de tout cela ne l'intéresse.
[ONZE] Les gens l'ont regardé de travers lorsqu'il l'ont vu débarquer à la mairie mais n'ont pas eu d'autre choix que de l'accepter en silence. Dans le cadre de sa réinsertion, Bruce est à présent membre et bénévole actif du comité des fêtes de la ville. Il organise des soirées pour les plus vieux, des fêtes de village et autres conneries pour égayer le monde. Il sert à la buvette sans avoir le droit de boire une seule goutte d'alcool et range tout une fois les manifestations terminées. C'était pas son rêve de vie mais se dit qu'il y a forcément pire que lui.
[DOUZE] Bruce a gardé son alliance. Elle est accrochée à une chaîne en argent et pend à son cou, perdu dans son dos. Il prend toujours soin à la cacher pour faire mine qu'Ethel n'existe plus dans sa tête. En réalité, les soirs de solitude, il aimerait la retrouver pour lui balancer le bijou au visage et lui cracher toute sa rancœur. Comment fait-elle ? Pour vivre sa vie alors que lui n'a jamais su l'oublier ? Et s'il était tout simplement malade ?
[TREIZE] Il avait déjà quelques tatouages avant mais avec la taule, Bruce en a de nouveaux, plus sombres, mal faits, piqués par des aiguilles aussi malsaines que le reste de la prison. Le prénom de son fils est tatoué sur bras alors qu'il se souvient tout juste des traits de son visage. Ne reste de sa famille qu'une photo qu'il garde égoïstement dans son portefeuille : Ethel, le bébé et lui. Elle est tellement usée qu'elle ne ressemble plus à grand chose.
[QUATORZE] Les cicatrices, ce sont comme les tatouages : il en a des tas depuis son passage en taule. Bruce peut faire de n'importe quoi une arme redoutable ; c'est son petit secret à lui, un espèce de don macabre qui l'a pourtant sauvé de certaines altercations. La plus récente se trouve sur son ventre impressionnante en apparence mais peu profonde. Elle lui a valu quelques semaines d'hôpital avant de pouvoir retourner à la niche.
[QUINZE] En plus de l'escalade et des quelques activités avec le comité des fêtes, on lui a conseillé de faire du yoga pour canaliser son énergie. Alors, c'est ce qu'il fait le mercredi soir même si ça l'emmerde plus qu'autre chose. On l'entend toujours râler pendant la séance parce qu'il n'arrive pas à faire correctement les positions et qu'il déteste les musiques. S'il compte y retourner, ce n'est que parce qu'il est le seul homme de la séance et que toutes les ménagères du coin ne peuvent s'empêcher de prendre soin de lui malgré sa réputation de vilain garçon. Il peut pas s'empêcher d'user et d'abuser de son charme.